Capture d'écran: les atouts de la périphérie

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Portrait Dimitrijevic

Depuis quelques années, les archives audiovisuelles constituent un matériel exceptionnel pour documenter, faire revivre, remettre en perspective les événements du passé. Historien du livre et de l'audiovisuel, François Vallotton nous invite dans cette rubrique à un regard sur quelques jalons de l'histoire du livre en Suisse romande grâce aux archives de la RTS.

La deuxième moitié des années 1960 coïncide avec une volonté d’affirmation des spécificités d’un champ littéraire et éditorial romand, en dialogue mais aussi en contraste avec le centre parisien. En juin 1966, Bertil Galland fait paraître sous la forme de quatre livraisons de la Feuille d’Avis de Lausanne une «petite analyse structurale de la littérature en Suisse romande»: un bilan contrasté des forces et faiblesses de l’édition locale mais surtout une invitation à intensifier le soutien aux forces créatrices régionales par le lancement de collections, l’encouragement de la critique et la multiplication de lieux de consécration spécifiques.

Le 4 mai 1968, alors que le Doyen de la Faculté des lettres et sciences humaines de Nanterre annonce que les cours vont reprendre progressivement, un article du Monde lance une autre forme de pavé: la littérature romande fait l’objet d’un dossier important qui souligne la vitalité d’une production qui a, aux dires d’un auteur resté anonyme, peu à envier à la génération précédente. C’est le début d’éclairages réguliers sur la production du grand ouest francophone assurés, au sein du centre parisien, par des passeurs fidèles comme Etiemble, François Nourissier ou Jérôme Garcin.

Parmi ces chambres d’écho, on peut signaler en juin 1969 la «Journée France culture en Suisse romande». Celle-ci s’inscrit dans une initiative plus large de l’ORTF visant à mieux faire connaître au public hexagonal la vie culturelle et artistique de la francophonie. Après Bruxelles et Montréal, France-Culture donne la parole, durant une quinzaine d’heures, aux voix les plus représentatives de la production de Suisse romande. Une table ronde réunit plus spécifiquement les éditeurs : on y trouve Hermann Hauser des Editions de la Baconnière, André de Muralt comme représentant des Editions Rencontre, Jean Hutter pour les Editions Payot ainsi que Bertil Galland, alors cheville ouvrière de la revue Ecriture et des Cahiers de la renaissance vaudoise, ainsi que Vladimir Dimitrijevic, créateur des Editions de l’Age d’homme depuis 1966. Du fait du cadre de cette émission spéciale – qui sera diffusée également sur le deuxième programme de la Radio suisse romande –, la relation à Paris constitue l’une des colonnes vertébrales de cet entretien à plusieurs voix.

 

Raison d'être saison deux

Sans être explicitement convoqué, le fantôme de Ramuz et de son célèbre manifeste «Raison d’être», rédigé sous l’égide des Cahiers vaudois en 1914, hante bel et bien la discussion: on y rejoue une posture visant à concilier l’enracinement dans son lieu d’origine sans rien céder à l’ambition d’universalité. Avec leurs visions du monde et positions spécifiques dans leur champ d’appartenance, les cinq éditeurs réunis pour l’occasion soulignent quelques paramètres propres à cette fin de décennie.

Beaucoup se retrouvent en premier lieu sur un déclin du prestige et du rayonnement de la littérature française qui aurait permis aux éditeurs de la place de se consacrer avec plus de force et de légitimité à la reconnaissance de leurs propres auteurs. On en veut pour preuve la mise en chantier de vastes projets d’œuvres complètes qui, ayant débuté par Ramuz, ont été prolongés par des entreprises similaires pour Charles-Albert Cingria, Pierre-Louis Matthey, Edmond Gilliard. Le processus de patrimonialisation de certains auteurs sera prolongé peu de temps après par la création de collections spécialement dédiées à la valorisation d’auteurs jugés représentatifs d’une tradition littéraire romande, «Le livre du mois» qui est créé par Bertil Galland et la Société de la Feuille d’Avis en 1969, et la «Bibliothèque romande» en 1971. En parallèle, une nouvelle génération d’auteurs a pu profiter de la création de plusieurs maisons ou départements mettant davantage en avant la création littéraire et assurant des relations privilégiées avec certaines plumes prometteuses.

Une deuxième dimension soulevée par plusieurs intervenants concerne un «point de vue» qui, selon André de Muralt, est avant tout européen, plus que relié à la seule parenté linguistique et culturelle française: à ses yeux, ce rôle de carrefour entre différentes traditions intellectuelles est le garant d’une production originale mais aussi d’une manière d’interpréter et de réactualiser des productions antérieurs ou d’autres espaces géographiques. Dimitrijevic parle pour sa part d’un rôle de découverte ou de mise à jour de productions nationales et européennes qui bien souvent ne sont reconnues qu’avec un temps de retard important au sein d’un milieu parisien très volatil et dominé par des logiques commerciales à court terme.

 

«….Mon pays et Paris»

Durant les années 1970 et 1980, un duo d’éditeurs – Bertil Galland d’une part, Vladimir Dimitrijevic ensuite – va incarner deux postures mais aussi deux appréhensions différentes du rapport à Paris. Le premier, qui coupe les amarres avec les Cahiers de la Renaissance vaudoise suite à la parution du Carabas de Chessex, poursuit pour son compte une politique de coédition avec certaines maisons françaises, stratégie couronnée par le prix Goncourt attribué à L’Ogre en 1973. Dimitrijevic fonde pour sa part L’Age d’homme en capitalisant sur la diffusion en Suisse d’éditeurs français; il pratique aussi la coédition avec des partenaires parisiens tout en créant des librairies à Genève, Paris et Belgrade.

Leurs interventions régulières sur les ondes de la radio et de la télévision romandes amèneront tous deux à inscrire cette stratégie commerciale dans une vision plus large du rôle de la périphérie dans les échanges culturels. Dans un long entretien télévisé avec Claude Torracinta en 1982, Bertil Galland souligne «l’ambiguïté» de l’espace géographique local qui, tout en étant nourri intellectuellement par la France, est porteur d’une destinée et d’un génie propres, ancré dans une histoire et une terre communes. Plus généralement, Galland souligne le rôle carrefour de la Suisse romand, propre à faire dialoguer, du fait des relations de proximité qu’elle autorise, l’échange entre des traditions différentes. En ce sens, la miniature romande peut représenter une forme de «réduction» de la pensée européenne.

Même s’il se retrouve souvent aux côtés de Galland dans la défense d’une production littéraire autochtone, Dimitrijevic insiste moins sur la fécondité de l’enracinement que sur celle du déplacement : les grands écrivains ont été expulsés de la région même d’où ils venaient, prétend-il. Une forme d’itinérance que l’éditeur serbe, qui a fui un régime communiste honni, aime à replacer dans une histoire personnelle marquée par l’ascendance valaque du côté paternel – une ancienne population des Balkans dont la langue s’apparente au rhéto-romanche – qui le prédispose à jeter des ponts entre Orient et Occident. Dans une émission d’entretiens intitulée «Les visiteurs du soir», Dimitrijevic explicite sa vocation à défendre une idée universelle de la littérature, imperméable aux frontières temporelles et géographiques. Il souligne également les vertus d’une position d’extériorité : «Je pense que les éditeurs parisiens ont une fâcheuse tendance de se copier, c’est-à-dire de faire les collections qui se ressemblent, de faire des séries […], de créer des modes qui se ressemblent, qu’à un moment donné à peu près tous les éditeurs font à peu près la même chose. [...] Cette densité des intellectuels qui se croisent journellement fait que les idées sont transmises plus rapidement et que les modes se créent, ont leur apogée très rapidement et passent de mode, passent des vitrines de librairie avec une telle rapidité que des séries telles que nous les avons imaginées ici ne sont peut-être pas possibles […] dans une grande capitale comme Paris. Le fait que nous sommes un peu en retrait nous donne une plus grande fidélité à notre propos de départ».

Cette volonté de se démarquer des règles, qu’elles soient commerciales, politiques et relationnelles du centre parisien, constitue la matrice récurrente des discours de la périphérie éditoriale. Elle ne saurait s’y limiter tant les atouts de celle-ci ont été nourris en parallèle par l’expérimentation de nouvelles formes éditoriales mais aussi «l’invention» de créneaux ou marchés de niche, peu ou moins balisés par l’édition mainstream.

 

Source:
François Vallotton, Magazine LivreSuisse n°5