La nouvelle génération du livre en Suisse romande

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Ils ont 20 ou 30 ans. Ils ont choisi de consacrer leur vie au monde du livre sous toutes ses formes. Ils aiment plus que tout créer en lien entre les auteurs et les lecteurs. Une libraire, une employée de la diffusion, un éditeur, un critique littéraire, un organisateur de festival et un médiateur touche-à-tout nous racontent leur choix.

Au moment de choisir un métier, qui sont les jeunes qui font le choix de travailler dans le domaine du livre? Qui incarne autour de nous la nouvelle génération du livre en Suisse romande? Nous avons rencontré six jeunes femmes et hommes, âgés de 23 à 37 ans, qui ont choisi de consacrer leur vie professionnelle au monde de l’écrit et de la littérature. Alors que ce sont les autrices et auteurs qui se retrouvent le plus souvent dans la lumière, nous avons choisi de valoriser les professions au service des créateurs comme des lecteurs, ces professions qui composent les subtils rouages de la chaîne du livre. Place à un éditeur, une libraire, un critique littéraire, un organisateur de festival, un médiateur-programmateur et une diffuseuse.

L’éditeur Arthur Billerey

C’est un pari audacieux que celui d’Arthur Billerey, 33 ans: lancer une nouvelle maison d’édition en Suisse romande. Il n’est pas seul: l’accompagne Florence Schluchter, cofondatrice avec lui à l’automne 2023 des Éditions La Veilleuse. À leur programme, des romancières et romanciers tels Odile Cornuz, Marc Agron ou Fabienne Bogadi, et des poètes, suisses ou internationaux. L’étape la plus récente d’un parcours logique: à 20 ans, Arthur Billerey fait un stage aux Éditions du Sekoya à Besançon auprès de l’éditeur Alain Mendel. «Il m’a montré tout ce qui vient après l’écriture d’un livre. Le contrat, la mise en pages, la correction et la vente en librairie. J’ai été alors mordu par le livre. Pour moi qui n’avais jamais su quoi faire de ma vie, j’étais autant prêt à vendre des saucisses que partir à l’armée de l’air ou devenir documentaliste, les choses sont devenues claires: je voulais continuer là-dedans. L’éditeur participe pleinement à la création du livre, il en est à la source. Et en Suisse, vu la taille modeste des structures, un éditeur est forcément polyvalent. Vous discutez avec le facteur, vous allez serrer la main d’une illustratrice, vous mangez avec un imprimeur ou vous discutez d’un cadrage avec un vidéaste. C’est ce qui me plaît et qui je pense est attractif pour les nouvelles générations.»

Une fois diplômé dans les métiers de l’édition à Grenoble, il est engagé par Michel Moret aux Éditions de l’Aire, puis poursuit aux Éditions Florides Helvètes et d’En Bas à Lausanne. Entre-temps, il participe à la fondation de la revue La Cinquième Saison, fonde la chaîne Youtube «Trousp» et publie des poèmes. «La volonté de créer sa propre maison d’édition s’est imposée. Florence et moi avons trouvé plus simple de créer une maison d’édition, une ligne éditoriale, un processus de sélection des textes, plutôt que de travailler dans une maison d’édition qui a déjà une histoire. Chaque génération a ses livres à défendre. En Suisse romande, la plupart des maisons fondées en 1970-1980 sont aujourd’hui vieillissantes et doivent organiser leur relève.»

La diffuseuse Margaud Quartenoud

Margaud Quartenoud, pour beaucoup d’entre nous, c’est d’abord «Margaud Liseuse», le nom d’une chaîne littéraire Youtube apparue il y a 13 ans. «Margaud Liseuse» propose aujourd’hui une vidéo par semaine à ses 73’000 abonnés, principalement français, dont une majorité de femmes âgées entre 25 et 35 ans. On y voit Margaud partager ses lectures, ses recettes de cuisine ou ses bricolages avec sa fille. 

Depuis 2020, Margaud Quartenoud, 32 ans, travaille chez Interforum, entreprise de diffusion de livres sise à Givisiez dans le canton de Fribourg. Assistante commerciale, elle gère autant la communication sur les réseaux sociaux, le site internet, la mise à jour du programme des offices de la semaine que la présentation des programmes aux responsables de LivreServices, qui assure l’achalandage en livres des Migros, Coop, Kings Jouets et autres kiosques Naville. «Ce qui me motive, c’est d’être prescriptrice, d’apporter la lecture là où elle n’est pas, de faire le trait d’union entre les éditeurs et tous les points de vente possibles. On peut imaginer des livres dans les magasins de sport, dans les pharmacies!

Il y a des livres pour tous les publics, sur tous les sujets. Et je suis heureuse d’être au service des libraires. Ce sont des professionnels de la vente du livre, on se comprend vite, c’est fluide et direct.» Lorsqu’en 2017, à la sortie de l’école obligatoire, Margaud entame un apprentissage de libraire au sein de l’OLF (Office du livre, entreprise de diffusion, distribution et prestations logistiques), son entourage s’étonne. «On me disait que les librairies ne servaient à rien. Après plus de 10 ans dans le domaine, je suis toujours dans le livre, et mon métier a de beaux jours devant lui!» Chaque année, elle voit passer les jeunes apprentis libraires. «C’est un métier qui continue à fasciner. Peut-être est-il un peu idéalisé. Mais ce qui est certain, c’est que les autres métiers du livre, tels que le mien dans la diffusion, mais aussi ceux de l’imprimerie, ou de l’édition, sont bien moins connus, alors qu’ils sont tout aussi passionnants et importants!»

La libraire Ella Balisson

Ella Balisson, 23 ans, est depuis 2022 libraire à la chaleureuse librairie «l’étage» à Yverdon-les-Bains, dirigée par Céline Besson. Aucun hasard: depuis l’âge de 14 ans, Ella rêvait de ce métier. «Je regardais avec envie les vidéos Youtube de femmes libraires qui parlaient de leurs coups de coeur. Dont celles d’Audrey, alias Le Souffle des Mots à Paris, ou Margaud Liseuse en Suisse. Moi aussi, je voulais transmettre ma passion des livres.» Après un baccalauréat en France, elle tâte du théâtre puis entame un apprentissage de libraire en Suisse, à la librairie du Boulevard à Genève. «L’édition aussi m’intéressait, mais j’ai besoin d’être au contact des gens. Une librairie est pour moi, depuis toute petite, un lieu apaisant.»

Réceptionner les cartons, achalander les rayons, mettre à jour les commandes, rédiger des coups de coeur, conseiller les clients et lecteurs: elle aime la diversité de l’activité. «On ne peut jamais avoir tout lu ce qu’on propose. Mais je lis les coups de coeur de mes collègues pour les conseiller à mon tour. Je lis des revues, d’autres avis, de manière à avoir assez de connaissances générales pour être utile aux personnes qui cherchent des conseils de lecture ou de cadeaux. Et je vais commencer à organiser seule des rencontres avec des auteurs. J’appréhende un peu mais je me réjouis, c’est aussi cela le métier de libraire.» La perception de son métier par ses amis? «Mes amis sont assez envieux du fait que je passe ma journée en librairie. Ce sont les personnes plus âgées qui me disent que ce ne serait pas un métier d’avenir. Je ne suis pas d’accord. La technologie est toujours plus performante bien sûr, il y a Kindle, Amazon, Internet. Mais les gens continuent à venir nous voir, nous demander conseil et acheter des livres papier. Des adultes mais aussi des jeunes ados. Ce n’est pas un métier avec lequel on roule sur l’or, mais j’en avais conscience dès le départ.»

LE CRITIQUE LITTÉRAIRE IVAN GARCIA

Ivan Garcia a 28 ans. Il n’est ni auteur ni éditeur, mais passeur de littérature. De 2018 à fin 2023, il anime la rubrique littéraire du magazine Le Regard Libre. Et début 2024, il lance, et dirige un numéro spécial très réussi de la revue Le Persil consacré au «Cas Chessex». «Le critique littéraire joue un rôle essentiel à mes yeux, et il est autant passeur de littérature que l’éditeur. Il permet aux livres de rencontrer leur public, d’inciter lectrices et lecteur à lire ce livre, en donnant son avis motivé. De plus, la critique littéraire contribue à la production d’un discours sur ce qu’est la littérature, sur son évolution et ce qu’elle devient dans une société et un temps donné.» Né en Suisse de parents d’origine espagnole et ouvrière, Ivan ne vient pas d’une famille de lecteurs. «Je lisais les livres que me donnait ma grande soeur, ou j’empruntais des BD et des mangas à la bibliothèque de mon village, Yvonand.» Mais le vrai déclic se fait à l’Université de Lausanne. Etudiant en français et philosophie, il participe à un atelier de critique théâtrale, crée une association d’étudiants qui invite des écrivains, écrit dans le journal universitaire L’Auditoire, Le Courrier ou encore à 24heures. Au Regard Libre, il gère une petite équipe de bénévoles, fait le lien avec les maisons d’édition, promeut autant qu’il le peut la littérature romande. Désormais enseignant au Centre professionnel d’Yverdon, Ivan Garcia constate que du côté des «jeunes», sa génération ou celle des adolescents, «l’intérêt pour le monde du livre existe, oui». «Il y a toujours de jeunes gens que le livre, de la fantasy à la poésie, passionne. Mais les difficultés à travailler dans ce domaine rendent prudent. La concurrence est rude, et le fait que les activités soient souvent bénévoles n’aide pas à les faire prendre au sérieux. Quant à la critique littéraire précisément, elle a un côté anachronique face à la promotion directe des grandes maisons d’édition et aux nouvelles pratiques, de types forum de lecteurs.»

L’ORGANISATEUR DE FESTIVAL ET ÉDITEUR, MATTHIEU CORPATAUX

À 31 ans, le Fribourgeois Matthieu Corpataux est un boulimique de littérature. Il dirige la revue littéraire L’Epître, qu’il a lui-même fondée en 2013, la maison d’édition des Presses littéraires de Fribourg (PLF), lancée par lui-même et Lucas Giossi en 2014, ainsi que le festival Textures, issu de feu le Salon du Livre Romand. Hyperactif, rassembleur et collaboratif, il représente à merveille la nouvelle génération des acteurs et passeurs du livre en Suisse romande. Adolescent, il se rêve d’abord écrivain, envoie des textes à des maisons d’édition, qui le battent froid. «Lancer L’Epître, en début d’université, a été ma première expérience au service des autres. J’ai voulu faire l’inverse de la manière dont les éditeurs traitent les écrivains débutants: proposer une plateforme de commentaires à la fois bienveillants et critiques sur 100% des textes reçus, qu’ils soient publiés ou non.» Il enchaîne en développant de multiples formes de médiation et de pédagogie, puisque les PLF forment chaque année aux métiers de l’édition (du travail sur le texte à la diffusion et la communication) une vingtaine d’étudiants en français de l’Université de Fribourg. C’est en 2019 qu’on lui propose de reprendre le Festival du Livre Romand, lancé en 2014. «Dès le départ, j’ai eu envie de déplacer la focale, et passer du livre posé sur une table à l’artiste en action sur scène. Je suis un promoteur des arts littéraires.

Le livre en soi est restrictif. Pour soutenir les auteurs, qui tirent très peu de revenus de leurs livres, il est important de les inviter dans des événements et les rémunérer pour leurs prestations. Aux PLF, il est clair que nous ne vendrons jamais assez de livres pour que les auteurs en vivent. Mais 60% de nos auteurs ont été finalistes de prix littéraires ou ont reçu des bourses.» De nombreux étudiants le contactent pour travailler avec lui. «Le monde du livre et de l’écriture est attractif en soi. Je ne suis pas du tout pessimiste sur ce plan. Les formes de narration prennent des chemins tellement divers et créatifs aujourd’hui! Mais il y a bien plus de passionnés que de places de travail disponibles! Et beaucoup de jeunes pensent qu’il suffit de monter sa maison d’édition ou son festival pour en vivre. Je conseille toujours d’apprendre un maximum de compétences, d’être polyvalent, puis de composer sa carrière de différentes activités.»

LE MÉDIATEUR LITTÉRAIRE DANIEL VUATAZ

Depuis cinq ans, entre Genève et Lausanne, des écrivains s’installent régulièrement dans le salon de particuliers pour présenter, devant un public conquis et curieux, leur nouveau livre et parler littérature. Importée de Suisse alémanique par le collectif AJAR, cette conviviale et originale initiative de médiation du livre, intitulée Lectures Canap, est désormais pilotée par Daniel Vuataz. Né en 1986, il incarne tout autant que Matthieu Corpataux l’évolution rapide et créative du domaine de la médiation littéraire en Suisse romande. Depuis une quinzaine d’années, on retrouve Daniel Vuataz au coeur de divers projets collaboratifs: le PIJA (Prix Interrégional Jeunes Auteurs), porté par les Editions de l’Hèbe, le journal Le Persil, la coordination du monumental ouvrage collectif Histoire de la littérature en Suisse romande (Zoé), le Cabaret littéraire à Lausanne, sans oublier l’AJAR, à l’origine à la fois de romans collectifs, de spectacles littéraires et d’ateliers d’écriture. Il est par ailleurs rédacteur pour des théâtres ou des sites culturels. «Par la force des choses, je dois varier les rôles si je veux gagner ma vie en restant dans le domaine. Je me considère comme un saltimbanque du livre, ou plus prosaïquement comme un autoentrepreneur de l’écriture. Les liens se tissent naturellement entre mes activités. Je n’ai pas de rôle préféré, même si la création collective me tient infiniment à coeur.»

C’est au gymnase de Burier et à l’université de Lausanne, grâce à des professeurs comme Roland de Muralt ou Daniel Maggetti, qu’il découvre la richesse du terreau littéraire romand. Passionné par ailleurs de musique, de comédie musicale et de sport, il juge que c’est «le hasard des rencontres et des opportunités» qui a donné à sa vie son intense coloration littéraire. «Il y a encore de la place à prendre dans le monde du livre en Suisse romande, des choses à développer, à créer. C’est un biotope qui évolue très vite! Le monde de l’édition s’est professionnalisé par exemple, celui de la médiation et de la communication s’est développé de manière incroyable depuis mes premiers pas dans le monde du livre en 2006… La relève est là, mais l’économie du livre reste très compliquée. Dans ce domaine, professionnels et amateurs se côtoient, et ce n’est pas toujours facile à appréhender. Je milite pour une économie du livre plus professionnelle, afin de la rendre plus attractive encore. Quitte à faire moins, mais mieux.

Source:
Isabelle Falconnier, Magazine LivreSuisse n°7