«Le Livre suisse n’existe pas»: la carte blanche de Daniel de Roulet

Image
Portrait de Daniel de Roulet
© Thomas Andenmat Ten

Le Livre suisse n’existe pas. Il existe des livres alémaniques, des livres romands, des livres écrits en italien, en anglais ou en romanche. Le Prix suisse du livre, appelé Schweizer Buchpreis, Swiss Book Prize, ne récompense qu’un livre écrit en allemand. Il est millésimé et décerné chaque année à Bâle en novembre. Il ne faut pas le confondre avec les Swiss Literature Awards qui sont distribués par la Confédération au prorata corrigé des langues nationales. 

Le Prix suisse du livre en revanche, collé sur la quatrième de couverture de chaque exemplaire, est là pour indiquer que son prix est en francs suisses non convertibles en euros.

Il existe des livres d’histoire suisse qui retracent avec talent le destin de Heidi, de la veuve Stauffacher, du fils de Guillaume Tell et autres personnages de fiction. Un livre d’Histoire suisse (avec une majuscule à Histoire) dû à la plume d’un conseiller fédéral lausannois a servi longtemps dans l’enseignement secondaire. Il comportait quelques oublis, racontait la Seconde Guerre mondiale sans jamais mentionner l’existence d’un problème juif. A l’époque, la formule était: «Puisqu’Auschwitz n’est pas en Suisse…»

A suivi un livre d’Histoire des Suisses pour imiter ceux qui, après avoir eu un roi de France, subissent désormais un roi des Français. Mais cette Histoire-là ne pouvait parler de chacun de nos ancêtres. Ramuz le premier a dit qu’il ne pouvait écrire que l’Histoire des Vaudois. A quoi un autre, plus modeste encore, a répondu en brossant le portrait des habitantes d’une seule vallée valaisanne. Sur quoi Ramuz a raconté l’histoire d’un seul soldat.

Désormais plus personne ne prétend écrire ce fameux Livre suisse totalisant. En libraire, on ne trouve plus que le livre des ronds-points suisses, le livre des horlogers suisses, le livre des cloches de vaches suisses et bien d’autres. Cette modestie nous fait honneur.

Partout, et pas seulement en Suisse, historiennes et historiens, journalistes, écrivaines et écrivains se rendent compte de la difficulté de produire un récit national unique qui conviendrait une fois pour toutes. Quand un événement est encore chaud, les journalistes le présentent et tentent de l’expliquer. Plus tard, les sciences humaines travailleront à partir des archives ou de la mémoire des survivants. Et, entre le moment du journalisme et celui des sciences, écrivaines et écrivains prennent la liberté de la fiction pour compléter le récit national. Leur contribution est minuscule, racontant l’insignifiant du quotidien et l’indicible qui joue toujours perdant. De leur travail naissent des formes nouvelles, embarrassant les libraires qui ne savent plus sur quel rayon classer ces livres. Est-ce un roman, une biographie, un récit de voyage, de la romance, de la poésie en prose? Les formes nouvelles sont par nature inclassables. Quand une libraire fait part de son embarras à un auteur qui passe chez elle espionner la mise en place de ses œuvres, elle s’entend répondre: «Mettez mon livre en pile près de la caisse, c’est un morceau de notre récit national.»

Souvent ces nouvelles parutions ne sont plus attachées à un genre. Même la limite anglophone entre fiction et tout le reste qui est non fiction est devenue floue. De même le cinéma du réel n’est plus seulement documentaire et se permet d’utiliser des personnages de fiction. Partout les genres se mélangent sans s’exclure. En littérature, c’est une nécessité: il faut mille livres pour rendre compte d’une seule vie et des milliers d’autres pour un récit national.

La Suisse ne se raconte plus depuis les étoiles ou plus seulement à partir de la success story de ceux qui prétendent avoir mené le pays sur les champs de bataille, l’avoir construit et percé de tunnels, gouverné depuis un perchoir ou une salle de bourse. Sur les tables des libraires, nous découvrons des livres suisses qui ne s’intéressent qu’à quelques vies minuscules, celles de Suissesses émigrées, chassées par la pauvreté, celles de mercenaires vendus aux tyrans étrangers, celle d’un policier saint-gallois qui refuse d’expulser un migrant.

Tout n’est donc pas perdu pour le Livre suisse. Il suffit de lui enlever sa majuscule et de le priver du singulier. Ainsi existeront, pluriels, d’innombrables et nécessaires livres suisses. 

P-S: LivreSuisse est le nom d’une association interprofessionnelle romande et le titre du magazine dont est issu l’article que vous lisez.

Source:
Daniel de Roulet, Magazine LivreSuisse n°6