Antoine Jaccoud et Nicolas Fournier en visite à la librairie de Cap et de mots à Bulle

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Dessin de la librairie de Cap et de mots (Bulle)
© Nicolas Fournier

Antoine Jaccoud et Nicolas Fournier se sont rendus à la librairie de Cap et de mots à Bulle. Ils vous racontent leur visite.

Il ne fallait pas entrer dans cette librairie de Bulle.
Tu savais que tu t’y ferais du mal.
Que tu y laisserais des plumes.
Et des sous.
D’ailleurs un chantier en barrait l’accès,
comme pour te prévenir
de ne pas entrer dans cette jolie maison.
«Non, n’y va pas», hurlait une voix en toi.
«Tu as des livres, déjà.
Tu en as beaucoup.
Tu en as assez pour bouquiner
jusqu’au jour de ton trépas,
assez pour embarrasser tes enfants
qui ne sauront qu’en faire,
assez pour faire le beurre des bouquinistes,
assez pour fournir les brocantes
du Centre Social Protestant
aussi bien que celle de l’Armée du Salut,
 assez enfin pour briser les genoux des déménageurs
voués à porter les cartons dans l’escalier le jour venu»…

Tu n’as rien écouté de cela.
Tu es entré dans la librairie.
Tu as dit bonjour.
Tu as accepté le café offert par ces deux jeunes femmes libraires
comme on tend bêtement l’oreille au chant des sirènes.
Sachant que tu allais plonger.

Ce qui s’est passé ensuite est aussi navrant que prévisible.

Les titres des ouvrages t’ont aussitôt sauté à la figure.
Ta tête s’est mise à tourner.
Ton attention est partie en tous sens à la manière d’une boussole frappée de confusion
Tout n’était plus qu’appels, convocations, invitations, séduction et racolage
que seule une déambulation erratique entre les rayons pouvait apaiser.

Romans, cuisine, bien-être, essais, philosophie et sciences sociales,
jardinage, photographie et beaux-arts, poésie,
et jusqu’au rayon enfants
toi que les tiens ont maintenant dépassé de plusieurs centimètres.
Tu as tout regardé. Tout feuilleté. Tout compulsé.
Sur tout tu t’es penché.
Cet essai  – Pays de sang – de Paul Auster sur l’Amérique et les armes,
(histoire de savoir quels états éviter à l’avenir).
Ces ferments qui vous veulent du bien de Claudia Lorenz-Ladener
(au cas où te viendrait l’idée de faire ton kombucha toi-même).
«La tentation du Bien est beaucoup plus dangereuse que celle du Mal» de Cyrulnik et Todorov.
(pour le titre, bien sûr, mais, plus perfidement, pour voir si Boris parvenait à glisser le mot «résilience»).   
Et même ce livre énorme et magnifique dédié à «la cuisine des pays nordiques».
(mais penses-tu vraiment mitonner un jour une spécialité laponne pour tes amis?
Quels amis d’ailleurs?
Plus tu en auras, moins tu auras le temps de lire).
Curiosité pathologique.
Incapacité à se consacrer à une passion unique.
Fantasme d’une connaissance encyclopédique du monde et de ses richesses.

Les librairies ne sont pas faites pour les gens comme toi.
Celui qui ne s’intéresse qu’à la méditation peut entrer dans ce type de négoce.
Il en ressortira le dernier Christophe André sous le bras.
Le cuisinier amateur rôdera en toute sécurité dans le rayon cuisine et gastronomie d’un bookstore.
Il fera l’acquisition de Portugal, le gros recueil de recettes lusitaniennes publié chez Phaidon, et courra, salivant déjà, retrouver ses fourneaux.
Le fan de Sylvain Tesson (ce que tu n’es pas, car ce bavard aventurier t’exaspère) peut sans risque s’approcher des ouvrages de celui-ci.
Il quittera la boutique avec Blanc dans le sac à dos et l’envie de passer à Décathlon ensuite.

Toi tu veux tout voir.
Tu veux surtout tout avoir.
Parce que tu veux tout savoir.
Comment a vécu Vivian Maier en lisant la biographie que lui consacre Françoise Perron.
Ce qu’Olivia Pedroli t’invite à écouter dans Troisième oreille.
Comment le collectif Emma Goldman a conçu son dictionnaire anarchiste pour les enfants.
Les mots choisis par l’ami Daniel de Roulet pour dire Roger Vailland dans ses Portraits clandestins.
Et puis bien sûr les derniers mots de Russel Banks dans Oh Canada.
Et même cette «histoire du flou» que publie Michel Makarius, parce que, bien sûr, il n’y a pas que le net dans la vie.
Mon Dieu.
Mais comment peut-on prétendre cultiver son esprit dans un tel bazar?
Comment peut-on se laisser aller à tant de dispersion?
Comment peut-on être à ce point dénué d’un axe dans l’organisation de sa consommation culturelle?

On interdit de casino certains individus pour les protéger d’eux-mêmes.
On devrait interdire de librairie les personnes souffrant de ce trouble qui est le tien.
Par ordre de police (des mœurs, du commerce, de la santé mentale, voire du livre, police du livre, c’est une appellation qui pourrait faire plaisir à certains) cette librairie n’accepte pas les lecteurs et lectrices souffrant de curiosité pathologique.
Voilà le panneau qui devrait figurer sur la porte du magasin.

Une passion unique.
Un hobby exclusif et sans rival.
Une capacité à faire des choix, des pondérations et des arbitrages dans l’organisation de son appétit pour le monde.
Tu n’auras pas eu cela durant ta vie terrestre.
Je ne veux pas toutefois porter seul le poids de la faute.
J’accuse les libraires.
Surtout celles de Bulle.
Votre jolie petite épicerie à bouquins n’aide pas les gens comme moi.
Vous devriez avoir honte.

 

Source:
Antoine Jaccoud et Nicolas Fournier, Magazine LivreSuisse n°5