Capture d'écran: avec Albert Skira

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Portrait d'Albert Skira
©Keystone/Photopress-archiv/STR

Depuis quelques années, les archives audiovisuelles constituent un matériel exceptionnel pour documenter, faire revivre, remettre en perspective les événements du passé. Historien du livre et de l’audiovisuel, François Vallotton nous invite dans cette rubrique à un regard sur quelques jalons de l’histoire du livre en Suisse romande grâce aux archives de la RTS.

 

Les trésors des archives

«Faire un reportage sur une personne qui ne veut au fond rien dire... mais je dis beaucoup de chose quand même». C’est sur cette boutade d’Albert Skira que s’ouvre le film que Christian Mottier consacre au célèbre éditeur d’art sur l’antenne de la Télévision suisse romande le 25 mars 1966. Ne nous y trompons pas. Non seulement Skira s’y montre très bavard mais cette émission participe d’une période qui voit une médiatisation maximale de cette personnalité du monde culturel et artistique. Et cela sur tous les fronts. En 1965, une grande exposition consacrée à son travail est présentée à Moscou et fait un véritable tabac; cette rétrospective est accueillie l’année suivante à New York, puis en France et à Genève, au Musée d’art et d'histoire. En septembre 1967, Skira sera l’invité d’honneur des Rencontres internationales de Genève et se voit remettre coup sur coup le Prix de la Pomme d’or à Paris et celui de la Madonnina à Milan. La consécration symbolique se marque aussi par une valeur démultipliée de ses ouvrages sur le marché du livre: les Poésies de Mallarmé, illustrées par Matisse, atteignent aux enchères le prix de 42’000 francs suisses de l’époque (l’équivalent de près de 150’000 francs en 2021); quant à la revue Minotaure, porte-étendard du surréalisme, elle devient un objet de collection. Il n’est donc pas étonnant que l’on retrouve Skira dans une série télévisuelle intitulée «Personnalités de notre temps», celui-ci étant associé à une certaine image de marque de l’édition suisse, reconnue internationalement.

Le film de Christian Mottier a plusieurs facettes et séquences. Après une ouverture frénétique – rythmée par la symphonie pour machines, intimement liée à l’Expo 64, «Les Echanges» de Rolf Liebermann – qui souligne l’organisation industrielle des reproductions artistiques, on revient sur les débuts de l’activité éditoriale, sur les bords de Seine. Skira raconte l’épisode fameux, passage obligé d’une histoire personnlle abondamment déclinée et mise en scène, de sa rencontre avec Picasso et de la naissance de leur collaboration autour des Métamorphoses d’Ovide en 1928. Après avoir tenté pendant plusieurs mois d’entrer en contact avec l’artiste, Skira obtient un rendez-vous rue de la Boétie via l’entremise de Jacqueline Apollinaire. Picasso, après avoir précisé à son interlocuteur qu’il était «très cher», lui demande quel est son projet et surtout quel texte il entend le faire illustrer. «C’est à vous de choisir» lui répond Skira. Puis de souligner le rôle de Pierre Matisse, le fils d’Henri, qui, arrivé à l’improviste, aurait mentionné les Métamorphoses suite au désir exprimé par le peintre de «faire des femmes qui se transforment en poissons». A noter que cet événement fondateur connaîtra dans la bouche de Skira diverses versions, une interview diffusée au moment de son décès en septembre 1973 sur les ondes de la radio romande lui donnant l’occasion de s’approprier l’idée du choix d’Ovide.
Tourné dans les locaux des Editions, place du Molard à Genève, mais aussi au domicile privé de Skira à Dully, le film insiste sur deux dimensions du protagoniste principal. D’abord le patron, portraituré via plusieurs de ses employés, majoritairement masculins, ainsi que par le témoignage de sa fidèle secrétaire de direction, Arlette Perrenoud. On peut à travers leurs regards découvrir un employeur exigeant, perfectionniste souvent, d’humeur changeante parfois, mais aussi très chaleureux envers son personnel. L’atmosphère familiale et amicale d’une maison, qui n’a rien d’un climat d’usine comme le précise un employé, est soulignée par le réalisateur. Par ailleurs, c’est une dimension plus artistique que commerciale de l'activité éditoriale que Christian Mottier entend mettre en avant. Plusieurs scènes mettent en exergue les connaissances artistiques de Skira mais aussi et surtout son «œil», sa perception de la couleur («c’est le bleu qui est le juge de paix») ainsi que ses compétences techniques relatives à la maîtrise des question d’impression et de reproduction des images. Une certaine posture «bohème» est illustrée parallèlement dans l’émission par son évocation de Sartre, dansant comme un ours dans un cabaret genevois, ou ses nuits improvisées au siège des éditions, où il dort, à même le sol, avec un classeur comme seul oreiller.

Même si l’audiovisuel ne semble pas avoir nourri un intérêt particulier pour Skira, il n’est pas anodin de signaler que la marque éditoriale s’est lancée dès le début des années 1960 dans la réalisation de films d’art. On trouve associé à cette initiative Lauro Venturi, le beau-frère d’Albert Skira, et une maison de production dirigée par Simon Schiffrin, le frère de Jacques, le fondateur de la Bibliothèque de la Pléiade, et le père d’André, longtemps directeur de Pantheon Books. Le premier court-métrage est consacré à Chagall à l’occasion d’une exposition du peintre au Musée des Arts Décoratifs à Paris: primé plusieurs fois, il sera également programmé par la télévision japonaise sur l'initiative du gouvernement français. Plusieurs autres films suivront, adaptés en diverses langues, et présentés souvent par l’entremise des services culturels étrangers. On ne sera par conséquent pas surpris d’apprendre que le reportage de Christian Mottier sera intégré à la promotion de la rétrospective new yorkaise de Skira de 1966!
Le film de la Télévision suisse romande, tout en étant intégré à une stratégie promotionnelle, contribue à asseoir le mythe Skira dont le nom même devient le synonyme de qualité artistique mais aussi d’une certaine esthétique. Une critique de la Gazette de Lausanne évoque en 1959 les décors d'une représentation de Carmen en les caractérisant comme «l’Espagne des peintres vus par Skira». Quelques années plus tard, Jean Starobinski, dans son discours à l’occasion du vernissage de l’exposition Skira à Genève en 1967, soulignait, d’une autre manière, en s’adressant à l’éditeur, le rôle essentiel du livre dans la médiation artistique:
«Vous avez accru les ressources du livre; par la science de vos collaborateurs, par la perfection toujours plus poussée de la reproduction d’art, vous avez arraché les œuvres du passé à la froide monumentalité des musées, vous en avez fait une présence intime, pour un nombre croissant de lecteurs. Vous avez mené à chef le vaste rassemblement du patrimoine plastique et pictural des grandes civilisations. Les chefs-d’œuvre nous sont devenus des amis, ils nous ont été offerts dans une proximité émouvante. Vous avez su déployer toutes les ruses de la technique pour restituer sur la page du livre le sentiment de saisissement que nous éprouvons devant l’œuvre originale regardée dans son cadre authentique. Vous avez de la sorte agi sur votre époque, et pour le plus grand bien de l’art.»

Corisande Evesque, Albert Skira et ses livres d’art (1948-1973), Paris I, 2015.

Source:
François Vallotton, Magazine n°1