Bibliothèques, socle de la biodiversité

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Portrait d'Alexandre Grandjean
©Pascal Tanner

C’est bien connu, le monde du livre est une jungle. Auteurs, éditeurs et librairies forment un écosystème complexe. Mais ils ne sont pas les seuls. Partez à la découverte des métiers méconnus de la bibliodiversité.

Juillet 2021, bibliothèque municipale de la Servette, en ville de Genève. Ce matin, sa responsable m’attend de pied ferme pour être son «stagiaire». Dominique Monnot est une femme dynamique dans la cinquantaine. À l’instar de la bibliothécaire qui fut son modèle de jeunesse – alors à Porrentruy –, Dominique porte des bagues en argent bien voyantes. Avec son pull orné de motifs d’ananas, elle donne le ton de la journée: exotique, brin décalé. Peu après notre rencontre, elle m’évoque avec tendresse et malice ses habitués. Elle me glisse que l’une de ses grandes lectrices, et octogénaire, est très demandeuse de «romans américains un peu trash». Exotique, un brin décalé. Qu’est-ce que le quotidien d’une responsable de bibliothèque de quartier? Dominique Monnot et son équipe ont tous la même formule: les vingt-sept heures d’ouverture et de prêt par semaine ne sont que la partie immergée de l’iceberg. Parmi les tâches titanesques que Dominique m’énumère, je relève les métaphores botaniques de certaines d’entre elles, telles que «désherber» et «ventiler» le fonds. Il y a aussi la politique d’acquisition des nouveautés – considérables –, par rapport au budget à disposition, restreint comme on le devine. Et puis, il y a surtout le conseil aux lectrices et lecteurs, comme la préparation d’une sélection hebdomadaire pour cette dame qui emprunte les livres à la vingtaine. Cette semaine, cette habituée s’excuse d’en prendre moins car elle fait sa «BA en lisant Montaigne». Une autre lectrice endurcie rend une dizaine de livres, dont un estampillé de l’une de ces couvertures caractéristiques de la science-fiction. Elle ne l’a pas terminé car les récits de guerre l’ennuient, bien qu’elle adore ce genre littéraire.

En une demi-journée, j’ai vu une panoplie d’êtres humains se rendre sous la pluie battante avec un caddie à commission rempli de livres dans une main, et un parapluie dans l’autre. Si je surprends quelqu’un à s’exaspérer encore que «les gens ne lisent plus», je l’enverrai faire un stage en bibliothèque. Car «les gens lisent», même s’ils n’achètent pas toujours leurs ouvrages. Un simple exemplaire peut passer par sous plus d’une quarantaine ou d’une centaine de paires d’yeux différentes. Ces livres ne sont pas nécessairement des nouveautés. Ils perdurent au-delà des logiques marchandes qui sont imposées aux libraires et aux éditeurs. Grâce à Dominique Monnot, j’ai pu comprendre que les bibliothèques sont le socle de la bibliodiversité. À travers elles, les bons et les mauvais genres, mais ainsi les coups de cœur, continuent à trouver leur public avec pour seule et très libérale restriction: «pas plus de vingt livres empruntés à la fois!»

Source:
Alexandre Grandjean, Magazine LivreSuisse n°2