Capture d'écran: dans les bibliothèques d'entreprise

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Bibliothèque pour tous archives
© «Bibliothèque dans l’entreprise?», Vie littéraire, TSR, 3.3.1969

Depuis quelques années, les archives audiovisuelles constituent un matériel exceptionnel pour documenter, faire revivre, remettre en perspective les événements du passé. Historien du livre et de l’audiovisuel, François Vallotton nous invite dans cette rubrique à un regard sur quelques jalons
de l’histoire du livre en Suisse romande grâce aux archives de la RTS.

Parallèle aux débats sempiternels sur la supposée mort du livre, la question de l’évolution des pratiques de lecture, particulièrement pour la jeunesse, est récurrente: on ne lirait plus selon certains, ou on assisterait, selon d’autres, à un basculement irrémédiable des supports imprimés vers ceux dématérialisés. Grâce au développement très important de l’histoire de la lecture sur un plan sociologique et historique, il est possible de poser un regard plus nuancé sur ces enjeux en soulignant la recomposition continue des modes de réception et d’appropriation des textes ainsi que la grande hétérogénéité des comportements individuels.

Dans cette perspective, un programme issu des très riches archives de la télévision suisse romande fournit une pièce intéressante à ce débat: intitulé «Bibliothèque dans l’entreprise?» ce dossier est présenté par l’émission – déjà évoquée dans cette rubrique – Vie littéraire en date du 3 mars 1969. Sur la base de trois études de cas, il entend moins proposer une enquête sociologique sur les habitudes de lectures en Suisse romande que lancer un coup de sonde sur la place et la fonction des bibliothèques dans le monde de l’entreprise. Avec comme question centrale: «Les ouvriers et employés de nos usines lisent-ils?»

Le premier sujet est consacré à une usine genevoise électrochimique et à sa bibliothèque présentée par son responsable. Arborant une immaculée blouse blanche, celui-ci souligne le périmètre exclusivement technique des collections destinées prioritairement au perfectionnement du personnel. Cette présentation est suivie de différents entretiens avec des employés, dans leur cadre de travail ou à la cantine, qui évoquent plus généralement leurs lectures. Un deuxième petit reportage se situe au Centre d’information et des arts graphiques de Lausanne (l’ancienne tour Edipresse et actuel siège lausannois de Tamedia). Un milieu marqué par une culture typographique qui se traduit, dans les nombreux témoignages recueillis, par une fréquentation des textes beaucoup plus régulière et soutenue que pour les ouvriers du premier sujet. La bibliothèque de l’entreprise, qui lie pour sa part une offre généraliste aux productions «maison», a été créée, selon les propos de sa responsable, cinq ans auparavant: malgré une offre jugée importante, l’institution peine à drainer l’intérêt au-delà d’un petit noyau de fidèles. Ne disposant d’aucun budget, l’essentiel de son catalogue est le fait d’ouvrages loués. Cette caractéristique permet de faire la transition avec le troisième reportage consacré à la Bibliothèque pour tous. Initiative créée sur le plan suisse dès 1920, elle s’inscrit dans une politique d’encouragement de la lecture publique entamée dès la seconde moitié du XIXe siècle. Avec ici l’ambition plus spécifique de fournir à certaines collectivités – écoles, usines et autres associations – des sélections de livres propres à soutenir une structure limitée dans ses possibilités d’acquisition. Ce reportage de la télévision suisse peut être considéré sous différents angles. Sous celui de l’histoire des médias, il témoigne de la diversité des thématiques abordées par les émissions littéraires de cette époque. Leur focale n’est pas uniquement portée sur l’actualité éditoriale ou sur des figures d’écrivains reconnus, mais aborde de manière très large la fonction du livre dans la société.

 

Une deuxième dimension permet de souligner l’intérêt du document dans la perspective d’une histoire de la consommation culturelle. Tout d’abord, la lecture tend moins à être envisagée en termes de sélection que de promotion. Jusque dans les années 60, les politiques publiques et autres initiatives associatives – politiques ou religieuses – s’inquiètent surtout de la diffusion de certains types de lecture, notamment au sein d’un lectorat populaire et/ou enfantin. Il faut une littérature saine et édifiante pour des publics jugés particulièrement influençables. Ce souci fait place dans le reportage de 1969 à l’interrogation sur l’acte de lecture vu globalement comme une activité bénéfique et émancipatrice. L’intervieweur – le journaliste Jo Excoffier – tend notamment à valoriser tous les genres éditoriaux (de la littérature scientifique au roman en passant par la bande dessinée et l’avant-garde littéraire), sans exclusivité ni hiérarchie a priori.

Le livre est encore associé à cette époque à un capital social et culturel majeur. De ce fait, plusieurs des personnes interrogées expliquent une fréquentation relativement faible des bibliothèques de par leur prédilection pour une pratique d’achat d’abord, de conservation à long terme ensuite. L’autonomie du choix apparaît comme un élément fondamental dans les avis exprimés. Cet élément est encore renforcé par le fait que les différents titres ou genres éditoriaux privilégiés répondent toujours à des motivations personnelles, sans participer d’une identité collective. Des travaux sur la lecture ouvrière réalisés en France ont souligné également cette individualisation des pratiques et une forme de mise à distance des injonctions syndicales ou des prescriptions militantes.

Les entretiens thématisent enfin, la relation du livre avec les nouveaux médias et évidemment la télévision. Si une lectrice évoque à cet égard le redimensionnement du temps qu’elle consacre à la lecture depuis l’acquisition d’un poste récepteur, des voix majoritaires soulignent le rôle d’information et de prescription du petit écran au service du champ éditorial.

On l’a dit plus haut, l’émission n’a pas vocation à présenter un tableau représentatif des préférences littéraires. Les titres mentionnés à l’antenne (Graham Greene, Marguerite Yourcenar, Joseph Kessel, Georges Simenon, Agatha Christie...) doivent ainsi être considérés avec prudence, ceux-ci donnant autant d’indications sur la légitimité culturelle des genres auxquels ils appartiennent que sur les pratiques effectives.

Les réponses apportées n’en permettent pas moins de nuancer la relation étroite qui est faite généralement entre milieu social et professionnel d’une part, pratiques culturelles de l’autre: celle-ci voudrait qu’un cadre ou un patron privilégie l’opéra à la musique folklorique et lise les classiques de la littérature plutôt que des romans policiers. L’échantillon présenté dans notre émission présente une situation plus contrastée. Si un cadre des Imprimeries réunies affirme avec force qu’il n’aime pas les romans «parce que cela ne [l]’intéresse pas», ses collègues font preuve d’une ouverture importante à la littérature de divertissement et même à la bande dessinée; du côté des ouvriers, l’un d’eux mentionne spontanément parmi ses lectures Claudel et Baudelaire – «j’ai Les Fleurs du mal... bien sûr» – alors qu’une collègue lausannoise a emprunté un ouvrage de Jung. Les interviews font ressortir aussi toute une série d’éléments qui influent sur les choix: dans les éléments incitatifs, la volonté d’approfondissement d’une thématique d’actualité, la proximité linguistique pour des personnes allophones, le prolongement d’un hobby ou d’un intérêt (la peinture ou la musique); pour les facteurs de frein, des problèmes de vue, la fatigue engendrée par le travail, le temps disponible pour la lecture.

Un autre constat a trait aux différences de goûts et de pratiques entre hommes et femmes, reflets d’une construction de la division sexuelle du travail et des rôles sociaux. Pour les lecteurs la pratique littéraire est très souvent associée à l’activité professionnelle, la lecture ayant une fonction utilitariste, mais aussi formatrice: les employés genevois, auxquels ne se voient offerts que des ouvrages techniques, reproduisent cette forme de conditionnement dans leurs choix à l’extérieur de l’usine. Les femmes interrogées privilégient pour leur part en très large majorité les lectures romanesques et ne rapportent jamais cette pratique à leur rôle dans l’entreprise. Cette consommation peine ainsi à trouver, dans la bouche même des protagonistes concernées, une légitimité et une justification; comme l’exprime une ouvrière, la lecture passe après les obligations professionnelles et domestiques, et est reléguée implicitement au rang d’une activité au mieux futile, au pire stérile. La proscription de longue durée qui a pesé sur la littérature de divertissement pour les femmes en est l’une des causes: le livre a longtemps été présenté comme une distraction propre à éloigner les femmes de leurs missions «naturelles», éducatives et domestiques. C’est encore le cas à la fin des années 60, la bibliothèque d’entreprise restant en décalage avec leurs aspirations et leurs besoins.

Source:
François Vallotton, Magazine LivreSuisse n°4