Capture d'écran: rencontre avec Pierre de Muralt

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Portrait de Pierre de Muralt

Depuis quelques années, les archives audiovisuelles constituent un matériel exceptionnel pour documenter, faire revivre, remettre en perspective les événements du passé. Historien du livre et de l’audiovisuel, François Vallotton nous invite dans cette rubrique à un regard sur quelques jalons de l’histoire du livre en Suisse romande grâce aux archives de la RTS.

«Un peu triste, un peu beau, un peu réservé, un peu sportif, un peu calme». Ce portrait de Pierre de Murat par Simone Hauert, dans la Nouvelle Revue de Lausanne du 25 novembre 1961, semble rester d’actualité en visionnant l’émission Vie littéraire qui voit Jo Excoffier, sept ans plus tard, interviewer le patron des Editions Rencontre pour la Télévision suisse romande. De Muralt y retrace un parcours biographique résolument atypique. Rejeton d’une grande famille patricienne et fils d’un cadre de Nestlé, il effectue des études de droit à Lausanne. Puis il s’engage en politique au lendemain de la guerre au sein de l’Action vaudoise de défense économique, un mouvement proche de la Ligue vaudoise qui participe notamment à la campagne contre l’établissement de la Migros sur le territoire cantonal. Tournant le dos à une carrière de juriste et/ou de col blanc, il entame alors un apprentissage de typographe à Paris avant de reprendre la modeste imprimerie Jaunin à Lausanne. Intéressé par l’édition, il rejoint l’équipe de la revue Rencontre lancée par quelques jeunes «lettreux» qui souhaitent allier la promotion d’une création littéraire régionale à la défense d’une production engagée sur le plan politique. C’est dans ce cadre que sont développées les premières collections, «La Grèce présente», inaugurée par la traduction d’Antigone d’André Bonnard, les Œuvres de Ramuz en 40 volumes, puis une «Collection suisse» regroupant des textes de Georges Haldas, Corinna Bille, Jacques Guhl, Catherine Colomb, Felice Filippini et Maurice Chappaz.

Des dissensions internes, notamment politiques, vont amener dès l’été 1952 à la scission de la revue et des Editions. Si la première maintient durant quelques mois une parution régulière, les secondes vont se développer sous la houlette de Pierre de Muralt comme l’un des clubs de livres les plus importants de la sphère francophone. Dès 1953, le catalogue s’élargit aux chefs-d’œuvre de la littérature universelle ainsi qu’aux sciences humaines. Les formes de diffusion s’affinent également. Sur la base d’une finance d’inscription de deux francs, les abonnés souscrivent d’abord à 12 volumes par an au prix de 5 francs septante. Puis le lancement des collections d’Œuvres complètes des classiques de la littérature est inauguré en 1958 par La Comédie humaine de Balzac: l’abonné souscrit à 24 volumes sur le principe d’un livre par mois. Immédiatement reconnaissable par sa reliure synthétique en skyvertex, la production Rencontre se distingue par l’attention portée aux traductions, aux paratextes (préface et appareil critique) ainsi qu’à l’illustration. L’année 1961 correspond au lancement des collections encyclopédiques avec la série «J’aime, encyclopédie du spectacle», l’«Atlas des voyages» et «La Science illustrée» en 1962, puis l’«Histoire générale de la peinture» et l’«Histoire illustrée de la musique», pour ne mentionner que les premières d’entre elles. Autant d’entreprises qui associent des graphistes de renom (Erik Nitsche notamment, natif de Lausanne devenu directeur artistique de General Dynamics, mais aussi Peter Knapp) ainsi que des maquettistes comme Jacques Plancherel et Beni Schalcher.

Sur le plan logistique, la démultiplication des collections amène Rencontre à sous-traiter la production à des imprimeries de la région avant le regroupement des activités d’édition, d’impression et de reliure dans un nouvel immeuble au chemin d’Entre-bois à Lausanne en juin 1961. Parallèlement, la mise en place d’un système de gestion des abonnés par cartes performées fait de l’entreprise l’une des actrices pionnières quant à l’informatisation de son administration. Au moment où Pierre de Muralt évoque à la Télévision suisse romande la genèse de son projet, Rencontre est à son sommet. Le chiffre d’affaires pour 1966/1967 est en nette augmentation atteignant les 45 millions, on est à 4,4 millions de livres vendus durant l’exercice 1965-1966, près de 500’000 abonnés, avec une diffusion internationale, en langue allemande également dès 1963. Des chiffres phénoménaux et pourtant, Rencontre reste l’objet d’une certaine forme d'ostracisme dans le milieu intellectuel et culturel romand. La dimension industrielle de la production est vue comme incompatible avec le travail de création et on déplore la part congrue réservée aux plumes locales. Avec la prise de participation majoritaire au sein d’une imprimerie à Mulhouse puis l’investissement dans la presse avec la reprise de la revue mensuelle Constellation, de Muralt donne souvent une image de manager ou de technocrate, dont il s’efforce d’ailleurs de se distancer durant tout l’entretien avec Jo Excoffier.

Il est vrai que Pierre de Muralt est un électron libre dans le milieu. Il est notamment assez étonnant, au vu de son milieu social, de l’entendre évoquer ce souvenir de jeunesse dans l’émission: suite à une discussion avec un camarade d’études, il avoue sa gêne à affronter la médiation d’une employée de librairie pour demander un livre de Malraux dont il n’avait retenu qu’imparfaitement le patronyme. L’anecdote montre sa capacité à analyser les attentes d’un lectorat non érudit, peu familier des bibliothèques et librairies, et qui désire être conseillé anonymement en matière de lecture. L’interaction avec le lecteur-abonné, essentielle dans les différentes déclinaisons internationales de la formule club, est particulièrement soignée chez Rencontre. Le Bulletin des Editions récompense les abonnés ayant recruté le plus de nouveaux adhérents tout en invitant ceux-ci à communiquer leurs goûts et préférences. L’émission évoque le nombre fabuleux de 50’000 lettres mensuelles qui parviennent aux Editions pour suggérer nouvelles collections ou prendre position.

Une autre dimension atypique des Editions et de leur politique mise en exergue par Pierre de Muralt concerne l’investissement du domaine audiovisuel via l’exploitation d’un procédé technique – l’Electronic Video Recording (EVR) – qui s’inscrit dans les différents tâtonnements présidant au développement de la vidéocassette. Ce projet débouchera sur la constitution d’un éphémère Département télévisuel (coproducteur du célèbre film de Marcel Ophuls Le Chagrin et la pitié en 1971) et sur le consortium CADIA qui, avec le concours de Ciba et Geigy, entendait exploiter le procédé EVR pour la réalisation de programmes dans le domaine médical notamment. Le dispositif technique ne dépassera pas au final le stade du prototype.

Dans ce secteur comme dans d’autres, Rencontre sera victime de son ambition et d’une politique de diversification mal maîtrisée: en 1970, l’action Rencontre chute de manière spectaculaire, de Muralt se trouvant devant un trou de trésorerie important. Bien que pertinente quant à l’anticipation de l’essoufflement de la formule club, la politique de l’entreprise bute tout d’abord sur une forme d’emballement lié au besoin de développer toujours davantage l’appareil de production et de distribution. La concurrence dans le secteur de la vente par correspondance constitue sans nul doute un autre facteur d’explication: ce n’est pas un hasard si c’est le groupe canadien Musexport, actionnaire minoritaire de Rencontre depuis 1963 et leader international sur la vente de biens de grande consommation en VPC, qui rachète la maison lausannoise. Avec comme conséquence immédiate la fermeture de l’imprimerie et le licenciement de la plupart des cadres.

La chute de la maison Rencontre s’inscrit aussi dans la fin de l’âge d’or des arts graphiques à Lausanne qui peut être illustré notamment par la disparition de la Guilde du livre puis de Skira quelques années plus tard. Pour Rencontre et pour ses anciens collaborateurs, après le temps de l’amertume et de la désillusion viendra celui de la redécouverte par les historiens d’un projet éditorial, certes porté par une logique industrielle, mais d’une rare qualité sur le plan formel et littérairaire.

Source:
François Vallotton, Magazine LivreSuisse n°3