
Publié aux Etats-Unis en 1947, L’ouvrier américain est un document fascinant. Journal d’un jeune ouvrier de General Motors, il donne à voir le quotidien vécu du monde de l’usine loin de toute idéalisation, de toute doctrine, de tout misérabilisme.
«Je suis un jeune ouvrier qui approche de la trentaine. J’ai passé toutes ces dernières années au sein de l’appareil productif du pays le plus hautement industrialisé du monde.»
Tels sont les premiers mots d’un document aussi original que fascinant, paru aux Etats-Unis en 1947 puis traduit et publié en 1949 dans la revue française Socialisme ou barbarie – cofondée par Cornelius Castoriadis – avec un certain retentissement dans la gauche ouvrière de l’époque. Il est signé Paul Romano, pseudonyme de Phil Singer, ouvrier dans une unité de production de General Motors sur la côte Est des Etats-Unis et militant engagé au sein d’un courant de la gauche radicale qu’on nomma la «tendance Johnson-Forest». L’ouvrier américain est une sorte de journal de la vie quotidienne à l’usine. Il décrit tout d’abord la pénibilité des conditions de travail, le froid ou la chaleur extrême, le bruit constant, l’absence de lumière du jour, l’usure du corps et de l’esprit: «La majorité des ouvriers de mon département ont les bras et les jambes couverts de boutons d’huile, d’éruptions et de plaques.»
Il s’attarde ensuite sur les relations interpersonnelles entre les ouvriers, entre les ouvriers et leurs supérieurs, à commencer par les contrôleurs et les contremaîtres, faites de méfiance réciproque, entre les syndicats et les patrons enfin, en concurrence pour se mettre dans la poche et faire venir les bons éléments dans leur camp. Le texte, bien que très engagé, voire révolutionnaire, se montre très critique à l’égard de la bureaucratie syndicale: «Le secrétaire syndical se promène dans l’usine avec un air presque aussi distant que celui du superintendant de l’usine.» Les ouvriers se plaignent tous de l’absence de possibilité d’autonomie: «De nombreux ouvriers se mettent en colère parce que les suggestions qu’ils font ne sont pas prises en considération. Ces suggestions élèveraient le degré d’efficacité et accroîtraient la production, en même temps qu’elles permettraient de faire des économies.» L’auteur cherche, dit-il, à exprimer «(les) pensées les plus intimes dont le travailleur parle rarement, même à ses collègues de travail». Il croit à un nouvel ordre social issu de la révolution de la classe ouvrière: «De puissantes forces préparent aujourd’hui la réalité socialiste de demain. En tant qu’ouvrier et en tant que militant révolutionnaire socialiste, je fais partie de ces forces (…) Je comprends qu’avec le socialisme, les ouvriers accèderont à la dignité que le capitalisme ne peut leur procurer.»
Huit décennies après l’écriture de L’ouvrier américain, le Grand Soir n’est pas advenu, et la vie des ouvriers d’usine, même difficile, s’est améliorée. Mais le texte, en sus d’être un document sociologique et historique d’intérêt, garde une grande pertinence. En 1947 comme en 2025, l’exercice du pouvoir par les différents chefs, les humiliations subies parfois par celles et ceux qui obéissent et les différentes stratégies de résistance mises en place, sont absolument comparables.