Interview de Philippe Duvanel

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«Genève abrite la majeure partie de la scène suisse». Philippe Duvanel dirige à la fois le festival Delémont'BD dans le Jura ainsi que le Château de Saint-Maurice en Valais. Il porte un regard aiguisé sur le développement et la création de la bande dessinée en Suisse romande.

Philippe Duvanel, quels ont été vos premiers pas dans la bande dessinée?
J’ai été nourri à la bande dessinée franco-belge avec Astérix, Tintin et Lefranc. J’ai aussi lu Petzi. Professionnellement, je suis arrivé par hasard dans ce petit monde. Après une formation de cuisinier et d’employé de commerce, j’ai travaillé dans la communication et le marketing pour 24 heures, Expo.02 et Paléo. On est ensuite venu me chercher pour organiser la deuxième édition de BDFIL qui avait connu un démarrage un peu douloureux. J’ai conduit ce festival pendant neuf ans, en me formant, avec bonheur, sur le tas.

 

Diriez-vous que le paysage de la bande dessinée a évolué depuis 50 ans?
Oui, il ne se cantonne plus aux seuls domaines de l’aventure, de l’humour, de la satire, de la pornographie… ni aux seuls rayons jeunesse ou underground des librairies. Depuis les années 2000, on est progressivement passé de 1’000 parutions annuelles à plus de 5’500 pour le seul marché francophone avec l’arrivée du manga, mais aussi du roman graphique, du biopic, de l’essai, du journalisme BD ou de la narration documentaire. Le lectorat ne s’est, pour autant, pas vraiment élargi. La lutte est âpre. Les tirages ont largement fondu et descendent aujourd’hui, pour certains ouvrages, en dessous de 1’000 exemplaires. Tout ceci concourt à une forte paupérisation des autrices et auteurs. A relever aussi, que le ton libertaire qui a caractérisé la bande dessinée des années 1970 n’est, tristement, plus d’actualité. Les propos sont, aujourd’hui, souvent bien tièdes. La scène de la bande dessinée est importante en Suisse, quels en sont les points stratégiques? Genève abrite, depuis longtemps, la majeure partie de la scène suisse avec nombre de bédéistes, d’éditeurs, d’expositions, de galeries, de prix et, depuis 2017, la première école publique de bande dessinée. Lausanne est, avec son Fonds patrimonial de bande dessinée, un observatoire dédié à l’Université et le festival BDFIL, aussi un pôle de médiation d’importance. Côté alémanique Zurich abrite, autour d’Edition Moderne – le seul éditeur suisse alémanique de bande dessinée – une scène plus confidentielle, mais extrêmement active. Lucerne est aussi, entre sa Haute école de design et d’illustration et son festival Fumetto, une place passeuse de la bande dessinée.

 

Valoriser la création suisse est un aspect important du festival Delémont’BD que vous dirigez aujourd’hui en marge de la direction du Château de Saint-Maurice ou de vos mandats de commissaire indépendant…
Oui, nous en faisons, d’une certaine manière, une signature. La qualité, la diversité, l’éclectisme et l’énergie de cette création nous semblent par trop souvent ignorés, ce alors que la Suisse compte, proportionnellement à sa population, un nombre très élevé de créateursmajeurs de la scène internationale de bande dessinée avec des signatures telles que Derib, Cosey, Zep, Frederik Peeters, Léonie Bischoff et tant d’autres. Nous privilégions donc une invitation importante de bédéistes suisses et d’expositions à leur sujet. Nous avons également lancé, en 2019, les Prix Delémont’BD du meilleur album et de la meilleure première œuvre de bande dessinée suisse. Ces récompenses sont uniques en leur genre. La bande dessinée n’a jamais fait partie des prix de l’Office fédéral de la culture (OFC). Accompagnées d’une exposition, elles ont pour objectif, par le biais de leurs sélections, de porter un coup de projecteur sur la création suisse, toutes langues confondues. Nous avons eu la chance, cette année, de couronner pour la première fois, deux œuvres alémaniques. A noter aussi que nous avons, sur les très particulières années 2020 et 2021, pris le parti de faire littéralement descendre notre propos dans la rue, en utilisant plus de 600 emplacements d’affichage publicitaire dans les villes de Suisse romande de Bâle et de Bienne afin de présenter les créations originales de bédéistes suisses, portées successivement sur le thème d’un nouveau monde et du baiser.

 

Vous évoquez la vivacité de la création francophone, qu’en est-il de la bande dessinée en Suisse alémanique?
La bande dessinée n’est, de très loin, pas aussi populaire outre-Sarine. Ses créateurs sont beaucoup moins nombreux et les librairies généralistes ne proposent que très peu d’ouvrages – souvent dans leurs rayons jeunesse –, voire pas du tout.

 

Delémont’BD est un festival international. Où se situe la créativité de la BD dans le monde?
La fascinante création francophone occupe une place historique d’importance. Mais la création de bande dessinée est planétaire avec des scènes d’importance en Asie, aux Etats-Unis ou en Amérique du Sud. Il est à noter que le manga, qui a débarqué dans les années 1990 en Europe, a depuis six ans et plus particulièrement ces deux dernières années pris le pas sur la bande dessinée dite franco-belge. Il dépasse aujourd’hui 50% des ventes du marché.

 

Des auteurs français sont influencés par le style graphique du manga. Qu’en est-il des auteurs suisses?
La création suisse s’est assez peu emparée du style manga. Je ne peux, cela dit, que relever et recommander le travail de la «mangaka» vaudoise Yami Shin, qui crée à un rythme de publication stupéfiant et avec succès, la série Green Mechanic.

 

Parlons de la promotion de la bande dessinée suisse, y a-t-il des revues, des émissions télé et radio qui font le travail de soutien auquel vous vous employez?
Etonnamment, la Suisse alémanique est plus active que la Suisse romande dans le domaine de la promotion permanente de la bande dessinée. Elle dispose de l’excellent Cartoonmuseum de Bâle – qui présente actuellement une rétrospective autour de Cosey. Elle est aussi le berceau de Strapazin, le seul périodique de bande dessinée encore existant en Suisse. Côté romand, les choses sont en train de bouger. Un musée de la bande dessinée et de l’illustration devrait voir le jour à l’horizon de 2025 au Grand-Saconnex. Les chroniques dédiées ont à l’inverse pratiquement disparu des médias romands.

 

Philippe Duvanel

Diplômé des Universités de Lausanne et Genève, Philippe Duvanel a d’abord été lecteur passionné avant de devenir l’un des grands acteurs de la bande dessinée de la scène suisse, de BDFil au Château de Saint-Maurice, en passant par le festival Delémont’BD qui vient de célébrer en 2022 sa huitième édition avec Florence Cestac en tête d’affiche.

Source:
Karine Papillaud, Magazine LivreSuisse n°4