«Je suis un excessif...»

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Portrait de Frédéric Pajak
©Léa Lund

À la fois artisan du livre, perfectionniste, écrivain, dessinateur, éditeur, patron de revue, scénariste, commissaire d’exposition, immense lecteur et grand voyageur, Frédéric Pajak reçoit cette année le Grand Prix suisse de littérature.

Touche à tout de génie, créateur novateur tout autant qu’artisan du livre perfectionniste, à la fois écrivain, dessinateur, éditeur, patron de revue, scénariste et commissaire d’exposition, immense lecteur, grand voyageur longtemps lausannois et désormais basé à Arles, non loin des tournesols de son cher Van Gogh, Frédéric Pajak avait annoncé en 2012 se lancer dans un ambitieux Manifeste Incertain de neuf tomes que nous pourrions lire chaque automne. Promesse tenue: en septembre 2020 paraissait Avec Pessoa, 9e et dernier tome d’un Manifeste Incertain tenant également lieu de manifeste artistique de l’artiste, portant ainsi sur 2200 pages et 1500 dessins l’art de marier littérature et dessins, biographie et autofiction, narration et réflexion, humour, reportage et philosophie. Avec succès: le tome 3, évoquant l’errance de Walter Benjamin et Ezra Pound dans une Europe minée par la guerre, lui vaut le prix Médicis essai 2014 et un Prix suisse de littérature 2015, et le tome 7, poignant double portrait d’Emily Dickinson et Marina Tsvetaïeva, le prix Goncourt de la biographie.

En guise de conclusion, d’autres questions, encore et toujours: «Est-ce ainsi que je suis venu dire quelque chose en ce monde? Peut-être, ou sans doute, et au moins dans ce temps imparti, j'ai voulu ébaucher une sorte de paysage d'un sentiment familier et secret: l’incertitude. (…) Je suis venu de bon matin, non pour porter le glaive, non pour ramener la paix, mais pour jeter le doute, pour ébranler les oui et les non. Entre l’affirmation péremptoire et la négation obstinée, il y a toujours une hésitation bonne à surgir, telle une profonde fissure après une grand tremblement de terre.»

Cette œuvre éblouissante, tout autant que sa carrière artistique et éditoriale, lui vaut de remporter le Grand Prix suisse de littérature 2021 pour l’ensemble de son œuvre.

Pour LivreSuisse, Frédéric Pajak répond au Questionnaire de Trousp d’Arthur Billerey, créateur de la chaîne Youtube Trousp, questionnaire décalé et intimiste inspiré autant par celui de Proust que des fabuleuses questions de Bernard Pivot.

Quelle qualité préférez-vous chez un homme?
La générosité, sans aucune hésitation. Je déteste les radins. Je suis mal à l’aise avec eux. J’ai connu des gens qui avait toujours la monnaie exacte pour payer seulement leur café et ils ne pouvaient jamais payer un café à quelqu’un.

 

Quelle est votre drogue favorite?
Le vin de Bordeaux mais avant, c’était le tabac. La drogue ne me dérange pas mais ce qui est épouvantable, c’est la dépendance. J’ai beaucoup fumé, je suis un excessif. Un dimanche, à Paris, j’allais acheter ma cartouche dans un tabac. Il y avait deux files: la file de ceux qui jouent au loto et la file des fumeurs. J’étais là, dans cette file de fumeurs et on sentait tous le tabac. Je me suis dit: «Qu’est-ce que je fais là?» Je suis allé voir un guérisseur et depuis que je suis sorti de chez lui, je n’ai jamais refumé une cigarette. Par contre, ce qui est drôle, c’est que je rêve tout le temps que je fume. Donc, quand je me réveille, je suis assez content parce que j’ai beaucoup fumé. Cela me suffit d’avoir fumé en rêve.

 

Quel est votre juron, gros mot ou blasphème favori?
J’aime tous les jurons et j’aime jurer. Il n’y en pas un que je préfère.

 

Si vous pouviez résoudre un problème dans le monde, lequel choisiriez-vous?
Il y a beaucoup de problèmes dans le monde, mais je dirais la surpopulation. J’essayerais de faire en sorte de décourager les gens de faire des enfants. Bien sûr, pas avec des méthodes autoritaires, si possible. Mais je pense que cela devient un problème qu’il y ait trop de monde sur cette terre. Nous, en Suisse, on ne fait pas beaucoup d’enfants. Mais dans le monde… J’ai voyagé dans des pays surpeuplés et c’est un cauchemar, on est trop nombreux.

 

Si Dieu existe, qu’aimeriez-vous qu’il vous dise après votre mort?
J’essaie d’imaginer Dieu: quelle tête a-t-il? Que voulez-vous qu’il vous dise après votre mort? Merci d’être venu.

 

Quel tableau célèbre aimeriez-vous dans votre salon?
Il me faudrait un grand salon, un salon royal, parce que j’aimerais Les Ménines de Velasquez.

 

Qui choisiriez-vous pour illustrer un nouveau billet de banque?
J’aime les billets de banque suisses avec Alberto Giacometti, Jacob Burckhardt, Sophie Taeuber-Arp. Pourquoi pas un autoportrait de Ferdinand Hodler? C’est un de mes peintres favoris.

 

De quel auteur suisse aimeriez-vous offrir un livre à un ami vivant à l’étranger?
Paul Budry, sans hésiter. J’aime beaucoup son petit autoportrait. Il a un humour extraordinaire et c’est une très belle langue. Je me suis toujours dit que c’est lui, qui avait influencé Céline. Je pense que Le Hardi chez les Vaudois et autres histoires est un texte totalement parlé, proto-Célinien. Paul Budry est sans doute le plus méconnu des écrivains suisses.

 

Qu’est-ce qui vous rend heureux?
Presque tout: ma compagne, mes amis, faire des livres, faire des films, monter des expositions, voyager. Je suis quelqu’un d’heureux.

 

Dans quel animal n’aimeriez-vous pas être réincarné?
Les chiens. À la niche les chiens!

 

Qu’est-ce que vous détestez par-dessus tout?
Je déteste tellement de choses! Je suis quelqu’un de la détestation. Je suis quelqu’un qui déteste. Je déteste Pablo Picasso, par exemple. Autant d’insensibilité en un seul homme m’horripile... Je n’aime ni le personnage ni ses propos: «Je ne cherche pas, je trouve.» C’est d’une grande vanité. À Paris, il n’y a que des expositions Picasso, comme si c’était le seul dans l’Histoire de l’Art. Il y a tellement d’autres peintres à découvrir, qu’on ne voit jamais.

 

Avec quel écrivain décédé, ressuscité pour une soirée, aimeriez-vous boire une bière au coin du feu?
Si c’est pour l’écouter: Tolstoï. Si c’est pour discuter avec lui: Dostoïevski. Apollinaire m’aurait beaucoup plu aussi. Il devait être de bonne compagnie. Ou alors Joseph Delteil, au coin de sa cheminée, près de Montpellier. Il buvait du vin et cela m’arrange.

 

Quel est votre mot préféré?
Je passe, je crois que je n’ai pas de mot préféré.

 

Quel est le son, le bruit que vous aimez entendre?
Le ronronnement de mon chat.

 

Quel est votre romancier préféré?
Cesare Pavese. C’est l’écrivain du désenchantement et il y a une sorte de jouissance dans son désenchantement. Une jouissance dans sa mélancolie. C’est dommage qu’il se soit suicidé, il avait tant de choses à dire, et il était tellement exaltant.

 

Quel philosophe vous accompagne?
Friedrich Nietzsche, sans aucune hésitation. Il m’accompagne depuis ma jeunesse et il m’émeut. J’aime ses excès, son originalité. Ce que j’aime bien chez les auteurs, c’est qu’ils me soient étranger, que j’ai envie de les comprendre, de les connaître. Dans mes livres, tous les auteurs dont je parle, les artistes, je n’en suis pas du tout proche, mais ils attisent ma curiosité.

 

Si votre maison brûle, qu’aimeriez-vous sauver en premier?
Mes dessins et ceux de mes amis, qui sont au mur. J’ai aussi des tableaux de mon père. Le reste, je m’en fous. Je dirais même que des fois, on souhaite que tout brûle.

 

Quelle est votre couleur préférée?
Le noir. C’est Edgar Degas qui disait toujours: «Si j’avais mieux vu les choses, j’aurais peint en noir.»

 

Quel est votre principal défaut?
L’impatience. Plus le temps avance et plus je suis impatient. J’ai vécu trop longtemps à Paris, où l’on passe son temps à attendre: attendre le métro, attendre le bus, attendre les rendez-vous, attendre que les gens arrivent chez vous. Je suis impatient et d’ailleurs plus qu’un défaut, c’est un handicap.

 

Quel métier n’auriez-vous pas aimé faire?
Informaticien, garagiste, ou homme politique si c’est un métier.

 

Quel est votre oiseau préféré?
Le héron cendré, moins spectaculaire que le flamant rose mais très gracieux.

 

Pourquoi raconter la vie des laissés-pour-compte, des artistes malmenés?
D’abord, parce qu’on ne la raconte pas, ou pas assez, et ensuite parce que les artistes malmenés, au fond, deviennent les grands artistes de l’Histoire de l’Art. Si je prends Vincent Van Gogh, sur lequel j’ai écrit et dessiné, il était persuadé de la place qu’il prendrait dans l’Histoire de l’Art... Il le savait exactement. Il était le maillon entre Eugène Delacroix et les fauves, les expressionnistes. Il savait que cette place était la sienne. Pourquoi écrire là-dessus? Justement parce que c’est quelqu’un qui, malgré l’ignorance des gens à son égard, savait que sa peinture lui survivrait. Sinon des laissés-pour-compte, on n’en parle pas assez. C’est vrai qu’après l’extermination des juifs, il y a des noms qui ont été gravés dans des lieux de mémoire. Je trouve qu’on devrait faire la même chose avec ceux qui ont travaillés sur les grandes œuvres de l’humanité, comme les pyramides. On devrait mettre le nom de tous ceux qui ont portés de pierres. Il ne suffit pas d’être architecte et de faire des plans. Après la Première ou la Deuxième Guerre mondiale, on peut voir ces immenses champs de tombes anonymes, alors qu’un Napoléon est au panthéon. Les laissés-pour-compte, c’est aussi ceux qui ont fait de grandes choses pour l’humanité. Et je trouve que l’humanité, c’est l’humanité. Ce n’est pas juste quelques privilégiés.

 

Quel est le meilleur moment pour dessiner?
Tout dépend du dessin: je fais des dessins dans mon atelier et je fais des dessins dans la nature. Quand je fais des dessins dans la nature, par exemple, à la montagne, il ne faut pas qu’il y ait du vent, qu’il fasse beau, pas trop chaud. Il faut que le ciel soit bleu, que tout soit dégagé. Voilà le meilleur moment pour dessiner. Parce que dessiner dans la nature, c’est autre chose que d’être dans un atelier, devant une table. Dans mes livres, tous les dessins de nature sont faits dans la nature. J’aime bien dessiner au bord d’un fleuve, d’une rivière ou d’un étang, surtout les reflets des arbres dans l’eau. Je prends mon chevalet et je peints comme les impressionnistes, comme les peintres du dimanche, sur le vif.

 

Comment imaginez-vous les années 2050?
Ce n’est pas ces années que j’imagine, mais c’est plutôt moi dans ces années. Dans quel état je serais à 95 ans? Cela ne me gênerait pas de vivre l’expérience de l’extrême vieillesse, si je suis en bonne santé. J’ai eu et j’ai des amis âgés. Mon ami Paul Nizon a dépassé les 90 ans. J’ai connu Henri Cartier-Bresson, car j’avais fait un livre avec lui, lorsqu’il avait 95 ans. J’allais aussi voir Roger Testu, grand dessinateur d’humour, tous les mercredis et les samedis à midi. En 2050, par contre, je crois qu’on sera sur une terre très abîmée: je n’ai aucun espoir. Les décisions politiques ne sont pas prises. Personne ne veut prendre ses responsabilités réellement. Les gens sont angoissés et conscients de ce qu’il se passe, mais au fond, ils élisent des représentants qui ne font rien ou qui ne font pas ce qu’il faudrait faire aujourd’hui. On le voit bien avec le Covid. La société est complètement fermée sur elle-même. La terre est aussi polluée. Quand je vois les déchets dans la mer! Je n’arrive pas à comprendre l’irresponsabilité des gens qui jettent encore une bouteille en plastique à la mer. En revanche ce qui n’est pas mal, c’est qu’il y a beaucoup de dessinateurs et d’écrivains qui s’améliorent avec le temps: on apprend plein de choses sur soi-même en vieillissant. J’écris beaucoup de pages autobiographiques. Cela permet de se voir enfant, adolescent, jeune homme, de s’apercevoir qu’on est plusieurs personnes dans une vie. Je me vois alors comme un étranger et je me dis: «Est-ce que c’est un étranger qui a vécu à ma place?»

 

Comment dessine-t-on un arbre?
Je ne copie jamais un arbre: je me mets dans la nature, dans un parc, dans un jardin, je commence à dessiner un arbre et très vite, c’est comme si l’arbre se dessinait. Il se dessine tout seul. Je ne copie jamais un arbre. Quand je fais un portrait, j’essaye de faire quelque chose de ressemblant. Mais un arbre devient une accumulation de traits. Ce que je cherche, au fond, quand je dessine un arbre en noir et blanc, c’est la lumière qu’il y a entre les traits. On dit toujours que mes dessins sont très noirs mais il y a toutes les nuances du gris que je réalise avec des hachures. Quand je dessine des arbres, il y a énormément de hachures. Il y a une lumière et quand je parviens à cette lumière, l’arbre est présent. Tant que je n’y suis pas parvenu, l’arbre est éteint.

Source:
Propos recueillis par Arthur Billerey, Magazine LivreSuisse n°1