Journaliste et écrivaine, auteure du roman Mathilde-sous-gare, Chiara Meichtry-Gonet se plonge avec délice dans les dédales de sa librairie sédunoise préférée. À déguster comme une madeleine.
Dans les années nonante, j’allais beaucoup au cinéma. Je vivais à Rome et, durant les premiers mois, c’est ce que j’avais trouvé de mieux pour apprivoiser la ville. J’étais capable de regarder trois, quatre, cinq films d’affilée dans des salles de quartier, le plus souvent un tantinet défraîchies. Une, en particulier, qui alignait les séances, toute la journée, dès le matin. Elle était spécialisée dans le cinéma indépendant, américain surtout. Des films plus improbables les uns que les autres. Le programmateur se faisait plaisir et se fichait pas mal du nombre de clients et du temps qu’ils passaient dans la salle. De temps en temps, il vidait les cendriers et réveillait les clochards assoupis sur les fauteuils râpeux. Il était projectionniste aussi, et même caissier. Un drôle de gars, qui ne vous regardait jamais dans les yeux, mais, sous sa frange grasse, il avait un sens de la répartie tout romain. Avec lui, j’ai appris les a et les o, et même les aoooo qu’il s’agit de placer judicieusement en début d’interpellation pour éviter de passer pour une pouilleuse de la campagne – c’est-à-dire ce lieu indéfini, vaste et hostile, qui se déploie autour et au-delà du GRA, le périphérique de la ville. L’univers entier en somme. Hors LA ville. La seule. Roma caput mundi. Encore et toujours…
C’est la mer à Sion
Pourquoi je raconte cette anecdote romaine? Curieux, quand on est censé visiter une librairie. Peut-être. Quoique…. Lorsque je pense à La Liseuse, à Sion, c’est la liberté de ces années-là, le goût des villes qui me reviennent en bouche. Et c’est toujours ce film qui m’arrive en écho, Smoke. Vous vous rappelez? Cette histoire d’écrivain, fumeur de cigarillos, en panne (momentanée) d’inspiration. Veuf longiligne en t-shirt poisseux dans la moiteur de la ville. Comme le tabac du film, La Liseuse est posée sur un bout de trottoir que des passants traversent en vagues concentrées, quotidiennes, pressées, flâneuses ou sautillantes. Cette devanture, c'est l’une des rares fenêtres urbaines du centre de Sion, une tranche de ville au pied des montagnes. Un lieu de confluences et de curiosités, immuable et tout à la fois changeant. C’est la mer à Sion, qu'on peut regarder à l’infini sans jamais se lasser, sans jamais se repaître des couleurs, des senteurs, des bruissements qui vous emplissent et vous transportent de joie.
À la place de photographier la rue, comme Harvey Keitel dans le film, moi, je photographierais la vitrine, et un bout d’intérieur. On y verrait les libraires changer, une ride plissant tout à coup un front, on y devinerait les grandes couvertures rigides des ouvrages à peine sortis de presse, les innombrables «coins» aménagés au fil du temps, la clientèle fidèle, la horde estudiantine, chaque année rajeunie, ou les badauds de passage. Ensuite, j’entrerai faire un tour, comme je le fais depuis trente ans, saluer Françoise Berclaz, l’âme des lieux, et je sortirai lestée de quelques volumes supplémentaires à accrocher à ma bibliothèque.
À main droite, les nouveautés «internationales», à main gauche, dès le mois d'août, les piles préparées pour les étudiants, colonisant joliment, comme répondant à une invitation, sur le «Mur littéraire de la Liseuse», rangé par édition, une rareté désormais. Il y a là, toute allongée à la verticale, la collection des poètes de la NRF, chez Gallimard – celle avec la photo de l’auteur étirée en bande horizontale lestée d’un à-plat coloré et dont la tranche est reconnaissable entre mille – et tous les grands auteurs, par ordre alphabétique. Les rayonnages sont tellement hauts – surtout pour les Ma ou les Tr – qu’il faut une échelle et l'aide compatissante d’un libraire.
On continue, et voilà, coupant la perspective, le rayonnage boisé des Suisses romands, avec des ouvrages rares, des premières éditions, de Maurice Zermatten, de Corinna Bille, de Ramuz, aussi – que j’ai appris à aimer avec «Une main», un vrai foudroiement de jeunesse! Les nouveautés suisses, valaisannes, ensuite quelques fauteuils, une table ronde s’ouvrant sur les sections dédiées à la poésie, à la philosophie ou encore aux «beaux» livres de tous horizons. N’osant m’assoir, accoudée à un montant, j’y ai contemplé des années durant un magnifique livre illustré par Marguerite Burnat Provins... Et puis, voici qu’en longeant l’espace, on trouve la littérature jeunesse, les ouvrages de loisirs, ceux de voyage, quelques éditions en langues étrangères – exposées durant l’été en vitrine pour les touristes de passage. Surtout, à La Liseuse, il y a les libraires, qui font des miracles, qui vous aident quand vous en avez besoin ou qui, simplement, vous laissent tranquille quand vous avez l’âme flâneuse ou solitaire.
Il n’est pas toujours utile de chercher un livre, parfois, il saute aux yeux. Et des découvertes, j’en ai goûtées en ces lieux, avec gourmandise et envie, avec le sourire en coin, parfois, du libraire, qui se marre en emballant les navrantes traductions que j’empile très coupablement... D’aussi loin dont je me souvienne, les livres m’accompagnent. Il y en a toujours quelqu’uns d’ouverts chez moi, dans la chambre, dans le bureau, dans la cuisine, dans mon sac. Parfois, j’essaye d’être systématique et de lire un auteur en entier. Mais je retombe vite dans mes travers et entrecoupe sans états d’âmes les aridités du Nabokov d’Ada ou l’ardeur de vagabondages d’un roman voyageur ou (pire) de quelque facilité distrayante, comme un traité sur le chant des oiseaux – avec traduction ou des éditions de quatre sous, dites «de gare», du temps où ce genre de livre se vendait au départ des trains et était destiné à être oublié dans le wagon.
La Liseuse a toujours existé, à chacun des mes horizons. Il y a plus de vingt-cinq, j’y achetais mes livres d’école. Mes enfants s’y rendent désormais à chaque rentrée, pour les mêmes raisons. Aujourd’hui, La Liseuse, c’est mon reposoir sur le chemin du travail: je jette un coup d’oeil à la vitrine en passant. Je pense à Smoke, aux villes et à leurs solitudes. Et je me dis que ce sera encore un bon jour, à passer à l’ombre de quelque langue merveilleuse, à la découverte d’une nouvelle belle écriture, d’une nouvelle belle histoire.