Laurence, Backstage

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Portrait de Laurence Boissier
©Sophie Kandaouroff

Antoine Jaccoud rend un hommage personnel à Laurence Boissier, artiste et écrivaine genevoise décédée le 7 janvier 2022.


Je ne dirai pas l’écrivain Laurence Boissier, ni les livres de Laurence Boissier. Je n’ai pas tout lu. On ne lit pas toujours tout des collègues, même s’ils vous envoient leur bouquin avec un gentil mot, que l’on rougit de découvrir tard, ou même trop tard parfois. Je dirai plutôt les coulisses, le backstage, si l’on veut, puisque la scène nous a réunis tant et tant de fois.

Entre 2010 et 2021, Laurence et moi avons donné quelques dizaines de lectures publiques, en compagnie du collectif «Bern ist überall» pour la plupart, en duo juste elle et moi quelquefois. Nombre de ces performances littéraires (debout, face au micro, le plus souvent accompagnés de musiciens) eurent lieu en Suisse allemande, et parfois, il faut bien le dire, au cul du monde, et furent dominées par les dialectes de nos collègues comme ceux du public. Minoritaires et loin de chez nous, Laurence et moi formions une sorte d’îlot, ou alors une manière d’ambassade itinérante de ce qu’ils appellent là-bas la Romandie – même si elle se mit en tête ensuite d’apprendre le schwyzertütsch. 

Nous serrions les rangs, et Laurence, que j’avais emmenée dans cette aventure du spoken word helvétique après avoir été soufflé par son sens de l’observation et sa drôlerie au sein d’un atelier d’écriture, comptait sur moi pour l’aider, l’épauler, voire la réconforter. Non que j’aie eu à lui apprendre quoi que ce soit en matière d’écriture, mais parce que l’insécurité était chez elle comme une manière d’être, une forme de présentation de soi, un rapport au monde établi et constant.

C’est donc à moi que Laurence disait que ses textes ne valaient pas tripette; à moi qu’elle demandait si ce chemisier-ci était plus adéquat que celui-là; à moi qu’elle affirmait, apparemment paniquée, qu’elle aurait besoin de rien moins que trois semaines pour écrire le «block» (quelques phrases idiotes composées sur un mode dadaïste) qu’il fallait se hâter de rédiger dans les minutes qui précédaient l’entrée en scène de «Bern ist überall».

J’ai pu penser bien sûr que cette insécurité était un réel handicap. Voilà Laurence comme un chevreuil dans les phares, ai-je pu me dire parfois. Mais ce travers était plus que cela, c’était aussi une manière d’attitude, une posture pourrait-on dire, dans le sens le plus digne de ce mot. N’être sûre de rien, et surtout pas de soi, c’était pour Laurence une forme de résistance salutaire face aux pièges des certitudes et des vulgates, qu’elles concernent ce qui est bon pour la littérature aussi bien que ce qui est bon pour le corps, le couple ou la vie en général. L’ironie était d’ailleurs comme consubstantielle au doute chez elle. Laurence - tous ses textes en attestent - se moquait.  De tout, de tous et de toutes. Des hommes comme des femmes, de la fidélité comme de l’infidélité, de la mer comme de la montagne, de l’obsession des dents blanches comme des cours de zumba. Ce faisant, elle commençait bien sûr par rire d’elle-même, avec l’humilité de ceux qui savent qu’ils appartiennent, like it or not, au troupeau humain. Et si elle le dépassait d’une tête en raison de sa taille, ce troupeau, elle s’en excusait en racontant comment sa mère lui avait dit de s’y prendre pour embrasser les garçons: «Fais comme les girafes, écarte les pattes et baisse le cou.» Cette drôlerie constante nous aura empêché de prendre les choses au sérieux quand elles le devinrent vraiment.

Lorsque Laurence eut ses premiers vertiges durant la préparation, l’an dernier, du programme que le collectif «Bern ist überall» a consacré à l’artiste brut Adolf Wölfli, moi qui cent fois l’avais vu en hypoglycémie parce qu’elle s’était contentée de grignoter trois noisettes au lieu de manger une tranche de pizza me moquait. C’était pourtant les premiers signes de sa maladie.

Nous eûmes trois lectures de ce programme ensuite. Lors de la deuxième session, au Musée Paul Klee de Berne, Laurence tenait à peine debout. Sa condition chancelante ne l’empêcha pas de lire ses textes, et de se montrer tout à la fois pleine de doutes et espiègle, dans l’absolue fidélité à elle-même. Deux jours avant de disparaître, elle m’envoya encore un SMS idiot et cocasse, où il était question de Cenovis. Ceux et celles qui partent pleins encore de cette force comique ont le don de nous chavirer.

Biographie

Née à Genève en 1965, Laurence Boissier est parvenue en une dizaine de livres, recueils de textes ou romans, à imposer son art et du décalage et de l’autodérision. Histoire dun soulèvement, est paru en 2020 chez art&fiction.

Source:
Antoine Jaccoud, Magazine LivreSuisse n°3