Le livre suisse à l’honneur à Bruxelles

Image
Drapeau belge

2021 devait être l’année de la Suisse à la Foire du livre de Bruxelles. L’année où notre scène littéraire dans toute sa richesse et sa diversité et nos éditeurs étaient les invités d’honneur de ce salon, l’un des grands rendez-vous francophones du genre avec Paris, Montréal et Genève.

Une invitation que nous avions reçue en 2019 et à laquelle, grâce au soutien de Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture, nous avions répondu positivement en mettant en place un groupe de travail. Nous avons organisé un concours architectural pour la création d’un stand hors du commun et nous avons mandaté Régis Penalva, directeur de La Comédie du Livre de Montpellier et fin connaisseur de nos littératures, pour la programmation de quelque 35 auteurs de toute la Suisse invités à se rendre dans la capitale belge.

Et patatras, le COVID a débarqué dans nos vies et la crise sanitaire a obligés la Foire à revoir nos plans à plusieurs reprises jusqu’à l’annonce de l’annulation de la manifestation en octobre dernier. Puis, il y a une lueur d’espoir et finalement, le plaisir de constater que la foire allait se redéployer sous la forme d’une Festival Hors les murs avec des rendez-vous inédits. Le Festival se déroulera finalement mais essentiellement en ligne et en direct avec une programmation restreinte, mais aussi dans une quinzaine de librairies belges:  nous y participons du 6 au 16 mai avec 7 auteurs (lire ci-dessous).

LivreSuisse, l’association qui fédère libraires et éditeurs de Suisse romande, participe depuis de très nombreuses années à cette foire que nous apprécions pour sa convivialité et son professionnalisme, et notre véritable mise à l’honneur n’est que reportée… d’une année: rendez-vous est donné en février 2022.

À nos yeux, le marché belge francophone présente plusieurs similitudes avec celui de la Suisse romande, et il constitue un débouché important de lecteurs potentiels pour nos éditeurs. Ne serions-nous pas un peu cousins? Mieux, c’est même le deuxième marché à l’export et il s’agit là pour eux d’une opportunité réelle de faire mieux connaître leurs ouvrages et leurs auteurs, et de les installer durablement en librairies. En outre, une minorité germanophone existe en Belgique qui justifie également la présence d’ouvrages en langue allemande sur le stand et pas seulement par le biais de leur traduction française.

Alex Baladi

Auteur d’une soixantaine d’ouvrages publiés par La Cafetière, Atrabile, L’Association, The Hoochie Coochie, Alex Baladi est une figure incontournable de la bande dessinée indépendante européenne. Cet admirateur de Moebius et de Crumb, passionné de westerns-spaghettis, diplômé de l’École supérieure d’études cinématographiques de Paris, a commencé par réaliser des affiches, des pochettes de CD ou des décors pour des pièces de théâtre. C’est au début des années 90 qu’il publie ses premières planches dans Sauve qui peut, avant de réaliser le fanzine Toujours content et de fonder avec d’autres La Fabrique des fanzines. Parmi ses œuvres
marquantes: les trois tomes déjà parus chez Atrabile de Décris-Ravage, adaptation de la pièce de théâtre documentaire d’Adeline Rosenstein consacrée à la Palestine. Chez Baladi, le fantastique poétique n’est jamais loin du quotidien et les inspirations psychédéliques de son style côtoient la haute tradition du bois gravé. Membre depuis 2005 de l’OuBaPo (Ouvroir de Bande dessinée Potentielle), Baladi tente, ose, expérimente. Dans Douce nuit (Atrabile, 2021), Benny est mort et… très déçu par la mort. Il s’ennuie ferme alors qu’un étrange trio discourt autour de sa tombe sur la révolution, sa récupération par le système ou encore la possibilité de subvertir celui-ci de l’intérieur. Au même moment, une écrivaine de science-fiction se lance à la poursuite d’un Benny… qui semble bien vivant.

Alain Freudiger

Alain Freudiger est un grand inventeur de formes, un expérimentateur qui se joue des frontières entre les genres, et dont les créations interrogent avec acuité notre contemporanéité et sa course folle au naufrage. Un temps critique de cinéma pour la revue FILM, puis membre du comité de rédaction de la revue Décadrages – cinéma, à travers champs, il publie nouvelles et poèmes, écrit des sketches qu’il joue sur scène au sein d’un trio comique, s’adonne à des expérimentations sonores et scéniques avec des musiciens. C’est aux éditions Castagniééé, disparues depuis, que paraissent ses deux premiers romans, Bujard et Panchaud ou les faux-consommateurs en 2007, Les Places respectives en 2011. Rédacteur pour La Distinction, revue de critique sociale, Alain Freudiger y déploie cette acuité critique déjà sensible dans ses premiers livres. Quelques volumes plus tard, dont un livre de poésie, Point de contact, aux éditions Ripopée, et Espagnes, recueil de nouvelles publié à La Baconnière, paraît en 2019 Liquéfaction, chez Hélice Hélas. Récit d’une inondation générale, et art poétique qui rend hommage à de nombreux genres littéraires, ce roman jubilatoire est suivi l’année d’après par une véritable apologie paradoxale, farcesque et tragique: Le mauvais génie – une vie de Matti Nykänen (La Baconnière, 2020). En évoquant la vie de ce légendaire sauteur à ski finlandais, prodige des Jeux de Sarajevo et de Calgary raflant quatre médailles d’or olympiques, Alain Freudiger dresse le portrait d’une époque et d’un contexte géopolitique: dernières années de la guerre froide, entrée de la Finlande dans l’âge de la communication et des médias de masse… «Personne n’a jamais sauté aussi loin» que Matti Nykänen, mais personne ne se sera également autodétruit avec une telle application dérisoire. De mariages en ruptures, ponctuées d’actes de violence, de la gloire des sautoirs à la pathétique transformation d’un homme en icône trash finalement condamné à de la prison ferme, ce récit exemplaire et fascinant a remporté le Grand Prix Sport et Littérature 2020.

Léonie Bischoff

La parution en 2020 d’Anaïs Nin, sur la mer des mensonges, chez Casterman, a imposé Léonie Bischoff comme l’une des créatrices les plus prometteuses de la bande dessinée francophone. La jeune dessinatrice suisse, formée à l’École supérieure des arts Saint-Luc de Bruxelles, obtient un graduat en bande dessinée avant de s’installer à Paris pour y faire ses premières armes. Chez Manolosanctis, elle publie son premier récit graphique au sein du recueil Phantasmes, et sa première bande dessinée, Princesse Suplex. Puis, c’est le retour à Bruxelles, la parution en 2013 du roman graphique Hoodoo Darlin’ chez Casterman, l’adaptation de romans de Camilla Läckberg en tandem avec le scénariste Olivier Bocquet. Avec d’autres auteurs et dessinateurs, elle fait partie de l’Atelier
Mille. Membre du Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme, Léonie Bischoff peuple son univers graphique de femmes fortes, audacieuses, aventureuses, promptes à s’émanciper des attentes de leur milieu et de leur époque. La rencontre avec Anaïs Nin était inévitable. Afin de mieux cerner le mystère de cette autrice culte, de ses amours libres, de sa quête éperdue d’une vie plus intense et plus vraie, Léonie Bischoff utilise un «crayon magique» à la mine multicolore: ce trait aux couleurs changeantes, et la part de hasard que permet son utilisation, rehaussé par l’usage d’un crayon bleu violet, plus foncé, qui vient ombrer figures, silhouettes et objets, surprennent et envoûtent le lecteur. Le trait coloré suffit, le recours à la couleur n’est plus systématique, contrairement aux albums précédents. Elle n’apparaît qu’en accompagnement de moments clés du récit, ceux où s’expriment à pleine page sensations et sentiments. Anaïs Nin, sur la mer des mensonges a été primé au Festival d’Angoulême 2021.

Laurence Boissier

Dans son dernier livre, Histoire d’un soulèvement, Laurence Boissier explique avec malice qu’il suffirait de déplier la Suisse d’un coup de fer à repasser pour que celle-ci s’étale de l’Atlantique à l’Oural. Cet art de brouiller les perspectives et de dynamiter les évidences, de dérouter ses lecteurs en les prenant à contrepied, se retrouve dans tous les livres de l’autrice d’Inventaire des lieux (art&fiction), couronné du Prix suisse de littérature 2017. Après avoir étudié l’architecture d’intérieur à l’École des arts décoratifs de Genève, et être intervenue en tant que déléguée du Comité international de la Croix Rouge dans des prisons en Serbie et en Afrique du Sud, Laurence Boissier a travaillé une dizaine d’années pour le canton de Genève comme ingénieure en physique du bâtiment. Ce parcours fait de zigzags et de lacets l’amènera ensuite à la Haute école d’art et de design de Genève ainsi qu’à l’écriture et aux performances scéniques au sein du collectif Bern ist überall. Autrice de plusieurs recueils de textes et de fictions, elle publie en 2017 chez art&fiction un premier roman, Rentrée des classes, qui remporte le Prix des lecteurs de la Ville de Lausanne. Paru en 2020 chez le même éditeur, Histoire d’un soulèvement s’attaque avec jubilation à l’un des totems de la suissitude: la randonnée alpestre. «Les plaques continentales ne sont pas seules à dériver»: ainsi dérivent aussi, au gré des émerveillements géologiques et botaniques, des coups de pompe et des souvenirs d’enfance, la narratrice Laurence, un groupe de joyeux randonneurs et Hugh, leur guide, à la passion quelque peu inquiétante. Autodérision, cocasserie et férocité sont au programme de cette fiction des empilements géologiques et du vertige des cimes, qui refait le monde depuis ses origines, s’amuse des petits travers de cet étrange animal pas toujours sociable qu’est l’homme, et fait un sort aux injonctions contemporaines du développement personnel et du dépassement de soi.

Bruno Pellegrino

Il est des écrivains auxquels la reconnaissance semble venir naturellement, sans même qu’ils l’aient particulièrement recherchée, alors qu’elle est en réalité le fruit de longs efforts, et d’un travail patient du texte. Lauréat à 18 ans du Prix Latourette pour sa dissertation sur Un amour de Swann, Prix du Jeune écrivain en 2011 pour sa nouvelle L’idiot du village, cet ancien étudiant en lettres et en sciences politiques remporte avec Là-bas, août est un mois d’automne (Zoé, 2018), son deuxième livre, le Prix François Mauriac de l’Académie française en 2019 et en devient ainsi le premier auteur suisse lauréat. Rapidité paradoxale de ce romancier de la lenteur et du temps qui passe, des imperceptibles modifications que la durée impose aux êtres et aux choses. Dans Là-bas, août est un mois d’automne, Bruno Pellegrino évoque avec pudeur et délicatesse les dernières années de la vie du poète suisse romand Gustave Roud et de sa sœur, Madeleine. Comme les choses semblent passer lentement, au rythme des saisons et des variations du climat dans la vieille maison familiale de Carrouge, en pleine campagne vaudoise. Et pourtant rien n’est immobile, le corps admiré des jeunes paysans évolue sous les yeux du poète, un monde s’efface, un autre advient. Cofondateur du collectif AJAR, association qui réunit jeunes auteurs et jeunes autrices romandes, Bruno Pellegrino participe aux côtés d’Aude Seigne et Daniel Vuataz à la coécriture d’une série littéraire, Stand-by (2018-2019), et signe avec le dessinateur Rémy Farnos un album pour la jeunesse aux éditions La Joie de Lire. En 2021, paraît aux éditions Zoé Dans la ville provisoire. Le narrateur, un étudiant, se rend dans une ville étrangère, menacée par la montée des eaux, à la demande d’une mystérieuse fondation. Il doit classer et mettre de l’ordre dans les papiers d’une traductrice internée sans espoir de sortie. Peu à peu, l’absente commence à hanter le quotidien du jeune homme, qui scrute chaque papier insignifiant, utilise sa vaisselle, palpe ses habits, à la recherche d’indices sans cesse fuyants. Page après page, sourd du récit une envoûtante inquiétude, alors que les identités se dissolvent, que les choses dépérissent et que la ville, arpentée «comme on apprend une langue étrangère», s’érode et disparaît peu à peu.

Elisa Shua Dusapin

C’est en 2016 que paraît aux éditions Zoé Hiver à Sokcho, premier roman qui propulse sur le devant de la scène littéraire Elisa Shua Dusapin, jeune écrivaine franco-suisse titulaire d’un bachelor en écriture de l’Institut littéraire de Bienne. Le Prix Robert Walser, le Prix Régine Deforges, entre autres, viennent récompenser ce court récit, parfaitement maîtrisé, qui met en scène la rencontre de la narratrice, jeune franco-coréenne, avec un dessinateur de BD français venu s’installer dans la pension où elle travaille, à quelques kilomètres de la frontière qui sépare les deux Corées. L’incommunicabilité entre les êtres, la rencontre toujours difficile, et toujours féconde, entre deux cultures, le caractère flottant et incertain des identités: l’univers fictionnel d’Elisa Shua Dusapin est d’une rare cohérence et ces thèmes fondateurs de son écriture se retrouvent dans les deux livres suivants, également publiés chez Zoé. Hiver à Sokcho a été adapté au théâtre, autre passion fondamentale de l’écrivaine, adepte des lectures en scène, également autrice d’un texte pour spectacle musical pour enfants. Son second roman, Les Billes du Pachinko, paraît en 2018 et évoque, à travers le récit de Claire, suisse-coréenne venue retrouver ses grands-parents qui vivent à Tokyo, l’exode de la communauté coréenne vers le Japon, au cours des années 50. Le livre remporte le Prix suisse de littérature 2019. Avec Vladivostok Circus, Elisa Shua Dusapin choisit cette fois l’enceinte désertée d’un cirque entre deux saisons et ce port situé à l’Extrême-Orient de la Russie comme lieu de la rencontre entre la narratrice Nathalie, une jeune costumière, et trois acrobates accompagnés de Léon, le chorégraphe. Nino et Anton font voler Anna à la barre russe. Ils s’entraînent en vue du concours international d’Oulan-Oude. Peu à peu, le récit se nimbe de mystère et de silence. Alors que Nathalie semble incapable de vivre pleinement ce qui lui arrive, d’adhérer aux rares événements qui peuplent ses journées, les souvenirs et secrets remontent: tous semblent habités par un vide, des culpabilités, des douleurs et des manques incommunicables aux autres. Dans cette atmosphère de bout du monde – «Je suis le plus loin possible de mon point de retour» écrit la narratrice – où flotte encore l’odeur des animaux absents, les relations se nouent et se dénouent, tout semble s’effriter, aller avec lenteur, comme en apesanteur: cette apesanteur que les acrobates tentent d’atteindre, cette apesanteur que le style d’Elisa Shua Dusapin circonscrit avec grâce et délicatesse.

Source:
Magazine LivreSuisse n°1