«Les livres suisses s’ouvrent au monde»

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Portrait de Régis Penalva
©Juliana Stoppa

À l’occasion de la quinzaine suisse organisée du 30 mai au 12 juin 2022 dans plusieurs villes de Belgique, rencontre avec Régis Penalva, mandaté pour la programmation des littératures suisses dans le cadre d’Allegra.

Allegra est une quinzaine suisse festivalière et itinérante qui aura lieu en Belgique en rupture avec un format de festival plus traditionnel, pourquoi?

Ce modèle de festival concentré sur trois ou quatre jours est en fait celui des salons qui apparaissent dans les années 1980 et rassemblent entre 200 à 400 auteurs. Ça fonctionne bien tant que les auteurs viennent pour de simples dédicaces. Mais les demandes de rencontres autour de leurs livres sont aujourd’hui beaucoup plus nombreuses de la part des auteurs et des éditeurs. Les programmes deviennent très denses, avec une centaine de tables rondes sur un week-end, parfois cinq ou six rencontres simultanées, et un public souvent frustré. Le fait d’étendre une manifestation sur plusieurs jours fait respirer la programmation, met en exergue des sujets et des auteurs dans des soirées en amont des temps forts. Toutes ces raisons poussent les festivals à s’étendre sur des durées plus longues et à annualiser leurs actions. L’éducation artistique et culturelle se construit sur le long terme.

Pourriez-vous nous expliquer le sens du titre de cet événement littéraire, Allegra, et comment s’articulera cette quinzaine?

Pour commencer le nom Allegra est un clin d’oeil au romanche, la quatrième langue nationale suisse. Il signifie bonjour. Quant à l’articulation de la quinzaine, elle se matérialisera sous la forme d’une tournée de manifestations en Belgique à la fois côtés flamand et wallon, dans différentes librairies avec des formats différents. Un fameux car postal emblématique de la Suisse embarquera des auteurs dans la Belgique wallonne en invitant parfois le public, et en organisant des lectures de jeunes auteurs helvétiques. A Bruxelles, du jeudi 9 au dimanche 12 juin, un programme articulera les littératures suisses adulte et jeunesse, et la bande dessinée.

Vous dirigez la Comédie du Livre à Montpellier. Quel est votre rôle dans ce projet belgo-suisse?

J’avais initié une édition de la Comédie du Livre dédiée aux littératures helvétiques en 2019 et je me suis occupé d’une partie de la programmation. J’ai ainsi développé des liens étroits avec des éditeurs romands. Depuis la Comédie du Livre en 2019 à Allegra en 2022, avec le saut de la Covid entre les deux, j’ai effectivement lu énormément de littérature à croix blanche.

Quels ponts lancez-vous entre les auteurs suisses et belges, très présents dans la programmation de cette quinzaine?

Le multilinguisme, le goût pour l’ailleurs et le voyage, et la pratique littéraire de la scène sont trois dimensions qui rapprochent fortement les littératures suisses des littératures belges. La Suisse compte quatre langues officielles, en Belgique, on parle le flamand et le français avec aussi une forte communauté germanophone à l’est du pays. Dans ces deux territoires, se pose la question du rapport aux grandes langues internationales que sont le français et l’allemand. Sans oublier les marges de liberté qu’on gagne à être en périphérie des grandes langues nationales, avec peut-être une audace et une créativité accrues.

C’est-à-dire?

Prenez l’exemple de Ramuz, le grand écrivain suisse, la manière dont il crée un style, son parcours d’écrivain très singulier qui accède à l’universel et devient l’un d’un des plus grands écrivains de langue française du XXe siècle. Les questionnements d’un écrivain d’expression française valent autant pour l’écrivain suisse germanophone que pour le belge flamand, qui sont obligés de prendre position vis-à-vis d’un centre d’émission et de réception situé hors de leur pays natif. Regardez du côté du marché allemand: un Matthias Zschokke publié aux éditions Zoé, n’est pas détecté comme auteur suisse. Un auteur suisse ou belge doit-il jouer de sa singularité pour émerger sur le marché plus vaste de l’édition francophone ou germanophone?

Et quelle est votre réponse à ce sujet?

La Suisse se caractérise par l’existence d’une édition indépendante très diversifiée et inventive, avec certaines maisons héritières d’une histoire parfois ancienne mais qui ont su ouvrir leur catalogue, et l’apparition ces dix dernières années de nouveaux acteurs qui ont contribué à enrichir le paysage éditorial suisse, en particulier dans le domaine de la poésie, de la fiction et de la bande dessinée. L’un des enjeux de la programmation sera de rendre sensible et d’interroger cette vitalité éditoriale, les modèles économiques qui la rendent possible, la place que les éditeurs suisses occupent au sein de marchés plus globaux.

Quelles sont les difficultés de la littérature suisse hors de son marché national?

Elles sont bien réelles, comme l’invisibilisation sur les grands marchés comme la France, le travail incessant des éditeurs suisses pour faire connaître les titres de leur catalogue chez les libraires français ou les grands quotidiens nationaux: il est plus difficile pour un éditeur suisse d’avoir une grande recension que pour un éditeur français. Jamais n’entre en compte la qualité du texte. Une chose aussi est malheureusement caractéristique de ces littératures: celle de chercher à publier chez un éditeur français ou allemand plutôt que chez un éditeur suisse. Combien d’auteurs suisses, comme Pascale Kramer, sont édités en France? Ne parlons pas d’Amélie Nothomb. Les auteurs suisses allemands, je pense à Martin Suter, Peter Stamm, traduits chez Bourgois, sont édités chez des éditeurs allemands parce que c’est là que se trouve le marché.

En quoi la littérature suisse est-elle spécifique?

La Suisse a une tradition d’écrivains voyageurs, comme Blaise Cendrars, Nicolas Bouvier, Anne-Marie Schwartzenbach. Une veine bourlingueuse qu’une Aude Seigne incarne assez bien. À rebours d’une vision mythifiée d’un pays qui se sentirait menacé dans ses traditions et son art de vivre, l’attachement au lieu ne se conçoit, chez beaucoup d’auteurs suisses, que dans une relation dynamique à l’autre et à l’ailleurs. Loin de se réduire à un terroir, ou à un territoire à protéger, le paysage est d’abord et avant tout pour beaucoup d’entre eux l’objet d’une expérience universelle. Il suffit de penser ici à l’œuvre de Jaccottet.

Une véritable ouverture au monde?

Cette ouverture au monde s’est encore accentuée ces dernières années, les auteurs suisses s’inscrivant de plus en plus dans un marché éditorial désormais mondialisé. Cette curiosité pour l’ailleurs est donc un axe fort et constant de la littérature suisse. Sans oublier l’incroyable inventivité de leur littérature pour la jeunesse, qui remonte au XIXe siècle et se prolonge aujourd’hui notamment avec Albertine, que le Prix Hans Christian Andersen, le Nobel de la littérature jeunesse, a récompensé en 2020 pour l’ensemble de son
œuvre qu’elle publie à La Joie de lire. Les Suisses sont aussi les inventeurs de la bande dessinée. Cette vivacité s’est incarnée à travers des figures majeures, comme Derib et Cosey, ou Zep et elle est portée par des Frederik Peeters, qui est l’un des grands auteurs de bande dessinée européen. Le renouvellement de génération est assuré avec des collectifs très inventifs. Plus largement, les arts visuels en Suisse sont constitutifs des cultures suisses.

Existe-t-il un courant littéraire propre à la littérature suisse?

Je ne pense pas qu’il y ait une école suisse en littérature comme il y a eu l’école de Genève pour la critique littéraire avec Starobinski ou Poulet. La littérature suisse semble prise dans un réseau d’influences complexes. On regarde vers sa propre tradition littéraire, comme Bruno Pellegrino qui interroge la figure de Gustave Roud chez Zoé. On regarde vers les grands anciens comme Ramuz, mais on est tout aussi ouvert aux littératures du monde, même s’il y a un vrai attachement au territoire suisse. Les écrivains suisses se sont très souvent fait l’écho, par leurs oeuvres mêmes, de cette place essentielle du lieu, du paysage et de la nature dans la vie de leur nation. Peut-être peut-on y voir la cause d’une certaine forme très précoce de sentiment écologique? L’attention au monde, à sa fragilité, à son extrême beauté, a longtemps été une constante des littératures suisses. Aujourd’hui, si l’imaginaire collectif joue encore avec «les images idylliques» d’une «Arcadie helvète», les romanciers, essayistes et poètes suisses contribuent, par leurs œuvres, à rendre
compte d’une réalité suisse contemporaine bien plus complexe et contrastée, fortement urbanisée, ouverte au monde et à ses influences, les plus enrichissantes comme les plus contestables.

Diriez-vous qu’il existe une «langue» suisse?

Oui, la langue suisse existe. Ramuz et Roud sont totalement suisses, dans le lexique, la syntaxe. On trouve chez un certain nombre d’écrivains suisses des formes typiquement helvétiques qui font style. Selon qu’on vient de tel ou tel canton, émergent des idiosyncrasies fortes, des tournures grammaticales marquées qui rendent certains écrivains suisses identifiables. L’allemand d’Arno Camenisch (Quidam) est mâtiné de structures et de formules qui viennent de son patois grison et du romanche. Le défi pour sa traductrice Camille Luscher est de restituer en français cet allemand nourri d’expressions populaires, à travers des tournures de patois français parfois pour rendre le côté gouailleur, incorrect et inventif de Camenisch. Il n’y a pas le même travail de traduction entre un Camenish et un Zschokke qui vit en Allemagne et écrit dans un allemand plus normé et classique. Cette question de la traduction est sensible et passionnante et fait partie de la programmation que je mets en place avec l’association LivreSuisse et Alexandre Grandjean des éditions Hélice Hélas, rompu à l’organisation de performances littéraires et avec qui nous concevons des formats très originaux.

Biographie

Régis Penalva a été libraire à Montpellier, avant de créer l’Agorades savoirs et de diriger depuis 2011 et pendant dix ans le grand festival de Comédie du Livre. Après avoir travaillé comme programmateur littéraire pour le Département de l’Hérault (Les Chapiteaux
du Livre, les Mardis d’Ô) entre 2018 et 2020, il devient conseiller Culture auprès du maire et président de la métropole de Montpellier. Cette année marque son grand retour à la direction de la Comédie du Livre. Il est également curateur de l’Allegra, la programmation des littératures suisses de la Foire du Livre de Bruxelles (2021-2022).

Source:
Magazine LivreSuisse n°3, propos recueillis par Karine Papillaud