Les romands nomades de l’automne

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Image représentant le voyage

Blaise Hofmann en Asie et en Afrique, Pierrine Poget au Caire, Anne Brécart au Mexique, Pascal Rebetez au Rwanda ou Julien Sansonnens dans la France profonde: mettant leurs pas dans ceux de Nicolas Bouvier ou Ella Maillart, les écrivains romands se font voyageurs et nomades cet automne. Un bonheur.

Loin du tourisme de masse

Après Billet aller simple, Estive, Notre mer et Marquises, c’est un voyage de sept mois en Asie que le Morgien Blaise Hofmann nous raconte dans un épatant, subtil, intime et mélancolique Deux petites maîtresses zen (Zoé). En famille, cette fois, avec sa femme et leurs deux fillettes de 2 et 3 ans. Parti en septembre 2019, il traverse le Japon, la Birmanie, la Thaïlande et l’Inde avant de rentrer, poussé par la pandémie Covid-19. On ne voyage pas à 40 ans «avec le même abandon» qu’à 20 ans – «Il y a la lassitude du tourisme de masse, certes, mais surtout la peur de la mauvaise nouvelle, la santé des parents, forcément âgés (…).» Lui qui a encore pu voyager «à une époque où s’éloigner physiquement suffisait», il aurait voulu fouler avec ses filles «l’ancien monde», leur faire partager cette «joie immense»: «sortir d’une gare au petit matin en n’en connaissant que le nom, et marcher ainsi, sans carte (…) sans géolocalisation, sans informations sur les monuments les plus visités, sans classement des meilleurs restaurants (…).».  Pour l'éditeur de littérature du réel Sept et sa collection Les Cahiers de Sept, Blaise Hofmann a par ailleurs suivi le fleuve Congo sur 500 kilomètres, de Kinshasa au port océanique de Banana, pour un Cahier intitulé Roadtrip au Bas-Congo.

C’est aussi en famille que Christelle et Greg, les héros de La Patience du serpent (Zoé) de la romancière genevoise Anne Brécart, voyagent. Ils ont trente ans, deux petits garçons, et ont choisi la vie nomade contre la vie bourgeoise à laquelle les destinait leur éducation. Sillonnant le monde en minibus, ils s’arrêtent le long des plages qui promettent le paradis aux surfeurs. Un matin, c’est à San Tibucio, sur la côte du Mexique, qu’ils posent leurs sacs. Où Christelle rencontre Ana Maria, une femme qui vit avec son frère dans la plus belle maison de la ville, et l’entraîne dans une relation vertigineuse. Troublant, fascinant, La Patience du serpent questionne cette quête de la route «pour se rapprocher encore plus de cette vie absolument authentique». De plage en plage, Greg et Christelle rejoignent d’autres néo-babas connectés qui méprisent le système et la société de consommation, vivant comme s’ils n’allaient jamais vieillir, comme s’ils étaient «les premiers à s’être lancés ainsi sur la route». Souvent, cette volonté de trouver ailleurs «une vie plus ample et plus chaleureuse» est un «échec». Mais Christelle, lorsqu’elle le pense, se tait.

 

Au Caire, durant les quatre semaines de son séjour égyptien, la poétesse genevoise Pierrine Poget, Prix C.-F. Ramuz 2017 pour Fondations, tient un carnet. Venue «sans projet ni devoir» autre que de s’immerger dans la cité tentaculaire, parfois hostile, elle y note ses impressions, partagée entre le plaisir et l’effroi de la dérive. Deux ans après, elle reprend ses carnets, les revisite, trie, commente. Loin d’elle l’idée d’écrire un «état du monde» ou une analyse sociétale, «comment on attend, comme on exige parfois de l’écrivain qu’il le fasse» mais simplement «ce que cela fait à l’âme d’avoir été en plusieurs places et de comprendre que ces places sont irréconciliables». Tout à la fois véritable reportage poétique et réflexion sur le temps, l’écriture et le voyage, Warda s’en va: Carnets du Caire (La Baconnière) se lit avec délectation, tant la plume de Pierrine Poget est sensible et lucide.

 

D’une fuite loin d’une «situation conjugale toxique», l’écrivain, éditeur et journaliste Pascal Rebetez fait un voyage au pays des guerres en grand format, le Rwanda puis les Balkans. Journal de bord aimablement décousu, musical et empathique, Tenir sur les talus (Aire) questionne la bougeotte de son auteur: «Qu’est-ce que je fais là? Je ne sais pas vraiment mais je m’accorde un sursis spatio-temporel. Il y a ce besoin de changer d’air, faire confiance à mon Afrique mythique qui régénère (…). Tu me dis (…) que je ne cesse d’être en mouvement, c’est vrai en apparence, j’ai besoin du transport pour me recentrer, comme j’ai besoin de liens humains pour m’oublier un peu.»

 

Même fuite, mais dans le genre totalement différent du roman à suspense, pour Olivier Rigot. Le genevois signe avec La fille aux cerfs-volants (Slatkine) un thriller mettant en scène Sébastien, un photographe de mer en cavale sur un trimaran autour de la Méditerranée. On se rapproche encore avec Julien Sansonnens, qui signe avec Septembre éternel (L’Aire), road-movie existentiel autant que politique. Marc Calmet, son héros, traverse la France afin d’aller signer à Paris la vente de sa librairie. En pleine crise des Gilets Jaunes, parcourant durant trois jours la périphérie comme on explorerait des vestiges, Marc Calmet découvre pour nous les réalités de la France contemporaine.

 

Le récit de voyage se fait chroniques avec Antonin Moeri et Philippe Dubath. Le premier suit à la trace dans Moi cet autre (Campiche) son double qui ne tient pas en place, qui a «toujours aimé le déplacement et le changement d’air (…), préférant (se) détourner des visages familiers et du regard appuyé des voisins fouineurs». Parfois, il s’interroge: «Vas-tu remplir ta valise à roulettes pour couvrir des centaines ou des milliers de kilomètres et aller réfléchir dans un endroit que tu ne connais pas?» La réponse, il la connaît: «Partir est le plus beau mot de notre langue.» Quant au veveysan Philippe Dubath, ses Chroniques du Merle bleu (L'Aire) nous baladent dans les forêts et pâturages des Diablerets, des Grisons ou du Valais. Il n’a jamais autant voyagé que durant l’année du confinement: «Je me balade dans mes balades, car je ressors des photographies, des livres, des souvenirs. Et je me promène aussi pour de vrai dans la nature dont plein de gens semblent avoir découvert qu’elle est une amie précieuse et si proche, si disponible.»

 

L’ailleurs, c’est là-bas

Répondant à l’appel de la route autant que de l’écriture, nos écrivains romands nomades placent ainsi leurs pas dans ceux d’Ella Maillart, Nicolas Bouvier et autres prédécesseurs mythiques. Caroline Coutau, directrice des éditions Zoé, qui édite tant Bouvier, Maillart qu’Annemarie Schwarzenbach, Blaise Hofmann ou Aude Seigne, Prix Nicolas Bouvier pour Chroniques de l'Occident nomade, l’explique: «La Suisse est un petit territoire. Le besoin d’aller voir ailleurs peut être vital, il faut traverser les frontières pour respirer, se frotter au monde, se rendre compte du confort dans lequel nous vivons, de nos habitudes, de nos tics de pensée, mais aussi de la beauté et de la singularité de la Suisse: c’est souvent plus difficile de se rendre compte des choses sans comparaison.» Et si les modes de voyage ont changé, même s’il n’y a plus de territoires «inconnus», «l’aventure de la route, la liberté qu’elle donne, mais aussi ses contraintes, restent une expérience unique et fondamentale». À 50 ans de distance, un Blaise Hofmann et un Nicolas Bouvier ont en commun la même quête: «S’éprouver, se frotter au monde, s’y perdre pour mieux se retrouver, lavé de ce qu’on est, comme rafraîchi, raffermi.» Par contre, tout voyageur ne fait pas un bon écrivain-voyageur. «L’écriture est fondamentale. C’est elle qui fait la différence, pas le voyage. Je reçois beaucoup de manuscrits de récits de voyage. Si l’un se détache des autres, c’est par sa langue, une langue propre à l’auteur.»

Et le retour? En publiant Regards sur Chandolin, soit les photographies et textes qu’Ella Maillart a signé sur le village valaisan où elle s’établit à son retour d’Inde, les éditions Zoé en donne un magnifique exemple. Désireuse de se poser quelque part après des décennies de voyages, l’exploratrice du Turkestan chinois ou de la Mandchourie est fascinée par ce village «inondé de soleil et de silence, au sommet d’une épaule de montagne encadrée de mélèzes». Elle s’y fait construire un modeste chalet, baptisé Atchala, qui sera sa maison jusqu’à sa mort en 1976. Tout comme Chappaz plus tard, tout comme Ramuz plus tôt, elle y trouve un bout de Tibet. L’Ailleurs, c’est là-bas, et c’est ici, aussi.

Source:
Isabelle Falconnier, Magazine LivreSuisse n°2