Lettre au «Génie des Carpates»

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Portrait d'Eugène
©Joachim Sommer

Dans Lettre à mon dictateur, Eugène s’attèle à un exercice très particulier: celui d’écrire à Ceausescu, dictateur roumain fusillé en 1989. Du haut de sa cinquantaine d’années, il entreprend une introspection pleine de sincérité et d’humour grinçant.

Tutoyer un dictateur, tel est le pari osé d’Eugène tout au long de son dernier ouvrage. Stratégie gagnante, puisque le lecteur se trouve rapidement captivé par l’écriture de l’auteur suisse d’origine roumaine. L’ironie qui émaille le texte fait de ce récit une aventure mordante, au gré des étapes d’une reconstruction personnelle. S’adressant à Ceausescu, le prenant à partie, Eugène passe au crible les premières années de sa vie et nous fait partager son arrivée dans notre petit pays montagneux. Posant un regard extérieur sur les graves événements qui se sont déroulés durant son enfance en Roumanie, il éclaire un pan de l’histoire européenne grâce à son histoire personnelle, faisant preuve d’une lucidité toute particulière vis-à-vis d’une Roumanie sous le joug d’un soi-disant «génie des Carpates». L’apostrophe se fait parfois acide, incisive: «Dis-moi, Nicolae, en voyant ces enfants s’agenouiller pour former le mot “Libertate”, un frisson de honte parcourait-il ton échine?» Mais jusqu’ici le lecteur n’a fait qu’effleurer la relation entre Eugène et son lieu de naissance. D’observateur éloigné, l’auteur ressent rapidement le besoin, contre toute logique, de retourner dans le pays qu’il a fui.

L’ouvrage prend alors un virage, gagnant encore en profondeur lorsque s’ouvre la question – déjà traitée par Eugène dans d’autres textes – de ses origines composites. C’est durant ce voyage qu’il observe à la fois la misère du peuple et la décadence du régime. Sa plume devient acerbe, ses observations se précisent jusqu’au procès et à l’exécution du dictateur et de son épouse, narrés à la manière d’une pièce de théâtre. Leur mort ne signe toutefois pas la fin du récit. Après une ellipse de plusieurs années, la lettre entame un dernier volet – peut-être le plus important pour son auteur. Lors d’une discussion avec sa mère, la relation avec «son» dictateur prend soudain une tournure plus intime. Pourtant fusillé depuis longtemps, Ceausescu s’immisce une nouvelle fois dans la vie d’Eugène en raison d’une «vérité embarrassante». Une dette les lie. S’efforçant de l’explorer et de la regarder en face, la lettre interroge alors avec émotion sur son propre projet et questionne la construction d’une identité, la manière de raconter l’Histoire et les possibilités de garder vivante la mémoire d’un personnage odieux sans toutefois le glorifier.

Source:
Kevin Barbey, Magazine LivreSuisse n°4