«Lisibilité et fiabilité»

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Portrait de Jean-Philippe Leresche
©UNIL

La collection Savoir suisse célèbre vingt années de parutions au service des savoirs et plus de 160 titres au catalogue. L’occasion de revenir sur l’histoire de ce grand projet éditorial romand avec Jean-Philippe Leresche, président de son comité d’édition. 

Jean-Philippe Leresche, vous présidez le comité d’édition de la collection Savoir suisse qui fête ses 20 ans. Pourriez-vous nous raconter les origines de cette formidable aventure?
A l’automne 2022, nous fêtons les 20 ans des premières publications. Mais la genèse remonte à l’automne 2000, quand j’ai été contacté par Bertil Galland. A l’été, il avait fait le constat dans deux chroniques de presse restées fameuses qu’il manquait une collection accessible pour faire connaître le travail des universitaires suisses.

 

Quelle a été sa démarche?
Bertil Galland est une figure marquante de la Suisse romande et de la francophonie. C’est un journaliste, un écrivain et l’éditeur d’écrivains romands des années 1960-1970 parmi les plus connus. La publication des deux articles à l’été 2000 qui abordaient la nécessité d’une plus grande ouverture des universités suisses au débat public, est donc le point de départ. Il prend contact avec Olivier Babel qui dirige alors les Presses polytechniques et universitaires romandes (PPUR), et le convainc de bâtir le projet ensemble. Une association a été constituée, des soutiens financiers, des ministres cantonaux de la culture et du patronage des Hautes écoles ont été sollicités. Puis nous avons cherché des auteurs et des bons sujets.

 

N’est-il pas singulier de créer une association plutôt qu’une maison d’édition?
Galland avait créé l’association Films Plans-Fixes sur le même modèle. Son Encyclopédie illustrée du Pays de Vaud émane aussi d’une structure associative. Cette forme juridique permet de réunir un petit groupe de confiance pour mener des levées de fonds, sans statut commercial et en toute indépendance. Pour Savoir suisse, l’association est unie par contrat aux PPUR, qui assistent avec voix consultative à son comité éditorial et bénéficient d’un droit de veto. Bertil Galland et Olivier Babel sont les pièces maîtresses de cette aventure, un éditeur visionnaire et un éditeur solide.

 

L’ADN de Savoir suisse se compose d’une particularité unique dans le monde éditorial francophone…
En effet, le modèle de Savoir suisse réunit journalistes et universitaires, au nom de deux mots magiques: lisibilité et fiabilité. Les journalistes, sous la houlette de Bertil Galland sont les garants de la lisibilité. En tant que professeur d’université, j’incarne la fiabilité avec mes pairs: l’équilibre entre vulgarisation et validation par les chercheurs et universitaires.

 

Comment Savoir suisse a-t-il été accueilli?
«Mais vous faites un Que Sais-Je», a été la première réaction, en référence à la fameuse collection des PUF. Pour la littérature, le livre suisse de poche a existé dès les années 1970, mais il n’y avait pas d’offre pour les ouvrages destinés à la valorisation des savoirs et les essais. D’où cette identification aux Que Sais-Je. Or notre démarche éditoriale est bien différente, en dépit d’un format semblable.

 

Justement, votre ligne éditoriale est inédite dans son souci de démocratisation des connaissances. A quel besoin répond-elle?
Le contexte de la création de la collection Savoir suisse est important: la Suisse connaît une décennie de crise économique et sociale, avec notamment le refus d’adhérer à l’Espace économique européen. De façon concomitante, les Hautes écoles prennent conscience de la difficulté à faire connaître les avancées de la recherche suisse: les savoirs universitaires doivent être plus accessibles et décloisonnés. C’est ainsi qu’à la fin des années 1990, la Confédération crée la fondation Science et Cité et, bien plus modestement, je fonde l’Observatoire science, politique et société. Savoir suisse est né de l’union de deux paradigmes, l’esprit encyclopédique et la démocratisation des sciences. Galland a la vision encyclopédique et, pour ma part, je porte la vision démocratique propre à ma conception des sciences. Les Hautes écoles ne sont pas les seuls lieux de connaissances. Il y a des détenteurs de savoirs dans tous les domaines, dont le journalisme spécialisé. Nous les publions, dès lors qu’ils sont soumis à expertise et acceptent de jouer le jeu.

 

De quelle expertise s’agit-il?
Nous avons des conseillers spécifiques pour chaque domaine: arts et culture, histoire, politique, société, économie, nature et environnement, sciences et technologies. Daniel Maggetti qui dirige le Centre des littératures en Suisse romande, est l’un de nos experts. Ceux-ci valident le choix des synopsis: le projet est-il publiable, robuste, fiable? On peut aussi faire appel à un journaliste spécialisé ou à des experts étrangers. Au sein du comité, un référent accompagne les ouvrages dans ses différentes étapes. Traditionnellement, l’expertise est anonyme. J’ai souhaité au contraire une expertise collégiale, à visage découvert: l’expert se met au service du livre, dialogue avec l’auteur et alimente aussi les sources.

 

Comment choisissez-vous les livres et les thèmes?
Aux débuts de la collection Savoir suisse, nous avons établi une liste de 150 sujets à traiter. On a refait l’exercice il y a cinq ans, ce qui nous a permis de faire un bilan et de constater que de très nombreux sujets avaient donné lieu à des livres. Le comité organise cinq séances par an et reçoit environ trois synopsis spontanés par séance et, plus rarement, quelques manuscrits clefs en main. Pour l’essentiel, nous démarchons les auteurs. La difficulté est d’accorder un sujet avec l’auteur le plus légitime. Parfois, on a l’un et pas l’autre. Mais nous publions toujours huit titres par an. Le schéma est le même depuis le début: quatre publications au printemps et quatre en automne. En parallèle, sortent des rééditions, des traductions. Cette année, nous publions cinq mises à jour dont une complète de La Suisse se réchauffe d’il y a 20 ans. Le catalogue est vivant, actualisé autant qu’on le peut.

 

Qu’en est-il de Savoir suisse en Suisse alémanique?
Après quelques années, quand on a vu que la collection fonctionnait bien en Suisse romande, on a tenté de créer un comité de pilotage outre-Sarine en mettant successivement deux éditeurs dans la boucle. Mais nous nous sommes heurtés à une chaîne du livre et une réalité commerciale très différentes. Les éditeurs alémaniques vendaient moins de livres traduits du français dans un marché de près de six millions de personnes qu’en Suisse romande dont la population est divisée presque par trois. Quand le prix unique du livre est passé en votation en 2012, la Suisse alémanique l’a majoritairement refusé par référendum, malgré la crise du livre et sans doute en raison des différences structurelles du marché du livre (les diffuseurs y sont notamment moins puissants qu’en Suisse romande). Dans la région romande, notre rapport au livre et la filière y sont plus proches du modèle français, 15% de nos ventes se font d’ailleurs en France via notre distributeur Geodif. Nous avons traduit néanmoins une quarantaine d’ouvrages, autant en italien qu’en allemand, outre nos traductions mondiales en anglais, russe, finlandais…

 

Savoir suisse a donc 20 ans, quelles sont les perspectives?
L’an dernier, nous avons lancé le ballon d’essai d’un premier Savoir suisse hors collection, avec Du pâté d’éléphant chez Calvin - ou les terribles aventures de Miss Djeck, star acclamée et capricieuse de Pierre-Yves Frei, journaliste scientifique réputé, et la graphiste Sandra Marongiu. L’histoire est véridique, elle a eu lieu dans les années 1830 à Genève. Cette nouvelle série décloisonne les genres et permet des formats inventifs. Pour l’avenir, nous avons encore de nombreux sujets à traiter: l’armée fait par exemple partie de ces sujets auxquels nous pensons depuis longtemps, mais pour lesquels nous n’avons pas forcément trouvé l’auteur ad hoc. La santé sera elle aussi plus mobilisée. Nous ne tomberons toutefois pas dans le piège des ouvrages COVID-19, mais aborderons ce thème quand on pourra en tirer des leçons avec le recul nécessaire. Nous sommes aussi en train de travailler sur l’open access de notre fonds. Nos soutiens institutionnels conditionnent toujours plus le fait que les ouvrages soient en libre accès au bout de trois ans. L’offre d’abonnement aux ouvrages électroniques se développe dans le monde avec consultation en streaming. Nous sommes désormais présents sur un portail d’abonnement international (Perlego), où l’auteur est rétribué au prorata des lectures. En outre, les e-books représentent actuellement 2% de nos ventes. Ce sont des trains qui passent, dans lesquels nous montons, mais qui ne révolutionneront pas le modèle. Au total, nous représentons entre 15% et 20% de l’offre annuelle du catalogue des PPUR. Enfin, et surtout, nous sommes parvenus à maintenir le prix modique de 17,50 francs par exemplaire pour nos huit publications annuelles.

Itinéraire

Jean-Philippe Leresche est professeur à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne. Il préside le conseil scientifique de la fondation Jean Monnet pour l’Europe et, depuis 2013, le comité d’édition de la collection Savoir suisse, après l’avoir «vice-présidé» aux côtés de Bertil Galland dès sa création. Il est l’auteur ou le coauteur de plus de 20 ouvrages.

Source:
Karine Papillaud, Magazine LivreSuisse n°4