Capture d'écran: ma vocation d’éditeur selon Hermann Hauser

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Archive journal

Depuis quelques années, les archives audiovisuelles constituent un matériel exceptionnel pour documenter, faire revivre, remettre en perspective les événements du passé. Historien du livre et de l’audiovisuel, François Vallotton nous invite dans cette rubrique à un regard sur quelques jalons de l’histoire du livre en Suisse romande grâce aux archives de la RTS.

L’année 1972 est proclamée Année internationale du livre par l’UNESCO. À cette occasion, le programme littéraire de la Télévision suisse romande, La voix au chapitre, consacre l’une de ses émissions à trois portraits consécutifs d’éditeurs suisses romands: Hermann Hauser (directeur de La Baconnière), Jean Hirschen (Office du livre) et Vladimir Dimitrijevic (L’Age d'homme).
Cet éclairage porté à la chaîne du livre est loin d’être exceptionnel dans une émission, créée en janvier 1971, qui privilégie souvent à ses débuts une approche sociale de la vie culturelle et littéraire via le reportage. Editeurs, mais aussi libraires et bibliothécaires y sont souvent en pleine lumière. Pour les premiers, et comme le confirme la présente émission consacrée au métier d’éditeur, c’est l’occasion d’affirmer une forme d’ethos professionnel dont les traits dominants se déclinent, explicitement ou non, face au modèle parisien: le refus de logiques purement commerciales ou des effets de mode, l’investissement de «niches» de marché, l’appartenance à un milieu géographique et culturel propice à la circulation des textes et des auteurs.

Dans le même temps, chacun des protagonistes privilégiés pour cette thématique joue sa propre partition devant les caméras de la télévision régionale. Hirschen fait ressortir la dimension managériale mais aussi internationale de son activité: on le voit convoquant ses employés dans son bureau, prenant des décisions autour d’une maquette ou encore dictant une lettre en anglais. Dimitrijevic apparaît pour sa part avec le profil de l’intellectuel dont l'activité éditoriale est au service d’un projet d’émancipation personnelle et collective. Hermann Hauser adopte pour sa part l’attitude d’un autodidacte, peu prédestiné de par son milieu à exercer le métier d’éditeur, et toutefois investi par une mission, à la fois civique et culturelle, visant à imposer certaines productions de l’esprit non dispensables. Mis en scène dans ses activités quotidiennes – intellectuelles mais aussi et surtout plus matérielles comme la réparation du chauffage ou l’emballage des livres –, Hauser veut incarner une posture professionnelle qui exige autant le goût du risque que la sûreté du jugement, l’abnégation – voire l’humilité – dans les tâches d’administration, de production et de diffusion. Contrairement à d’autres reportages plus ou moins contemporains, les auteurs, mais aussi les intermédiaires, sont ici totalement absents; un parti-pris qui renforce l’image de Hauser en tant que «patron», âme et moteur de la maison.

En 1972, Hermann Hauser est au sommet de sa carrière, son activité ayant débuté à l’enseigne de la Baconnière dès 1927. Maison sise à Boudry, elle développe un catalogue plutôt régional avant que la situation très particulière de la Seconde guerre mondiale lui confère une importance internationale avec la publication de deux collections phares: les «Cahiers du Rhône» créés sur l’initiative d’Albert Béguin en mars 1942 et, une année plus tard, les Cahiers de philosophie «Être et penser» sous la direction de Pierre Thévenaz. Présentés souvent comme le refuge de la pensée libre, les «Cahiers du Rhône» offrent un lieu de publication à toute une série de plumes qui ne pouvaient plus être publiées en France occupée: Emmanuel, Aragon, Jouve, Eluard, Mounier, Cayrol et bien d’autres en bénéficieront. La fidélité à cet engagement au service de valeurs universelles mais aussi une farouche volonté d’indépendance par rapport aux conformismes et aux modes constituent autant de principes directeurs de la politique de la Baconnière de l’après-guerre que son fondateur et animateur rappellera de manière régulière dans ses très nombreuses prises de parole publiques. Dès 1947, à l’occasion des vingt ans de sa maison, Hauser intervient, aux côtés d’Albert Béguin, au micro de Radio-Lausanne afin de rappeler l’aventure des Cahiers et inscrire ses projets futurs dans leur sillage. Esprit indépendant voire libertaire (pour reprendre un adjectif utilisé dans la présentation de l'émission dans Radio-TV je vois tout), Hauser fera figurer à son catalogue dans les années suivantes aussi bien l’ancien secrétaire de l’Internationale communiste Jules Humbert-Droz que le libéral Wilhelm Röpke, tout autant que des figures fort différentes, sur le plan politique, comme François Masnata, Bernard Barbey, William Rappard, Denis de Rougemont, Walter Stucki ou Ernst Nobs. Président pendant de nombreuses années de la Société des libraires et éditeurs de Suisse romande, Hauser interviendra régulièrement à la radio et à la télévision pour présenter les caractéristiques et les difficultés de la branche: ce sera notamment le cas lors d’une table ronde sur l'édition romande à l'occasion d’une journée spéciale sur France-culture, le 8 juin 1969, consacrée à la production culturelle romande.

Par rapport à d’autres interviews radiophoniques ou télévisées, l’émission de La voix au chapitre de 1972 se singularise doublement: elle n’est ni liée à une actualité (commémoration ou parution particulière), ni à un retour détaillé sur l’histoire de la Baconnière. Hauser en profite pour aborder d’autres pans de son catalogue que ceux balisés traditionnellement. Ainsi les «Cahiers du Rhône» ne font l’objet que d’une très brève mention via la présentation d’Exil de Saint-John Perse, davantage présenté sous l'angle de sa bienfacture typographique que sous celui de la résistance littéraire. Plus surprenant peut-être, la mise en exergue d’un texte littéraire de l’auteure française Hélène Grégoire, Poignée de terre, une chronique de la condition paysanne entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle publiée en 1964 déjà. Une manière sans doute pour Hauser, indépendamment de la référence à ses propres racines familiales explicitée à l’écran, d’affirmer son rôle de «découvreur» d’une part, son intérêt pour la parole des plus humbles de l’autre. Le directeur de la Baconnière ouvre d'une certaine manière la voie des récits de vie qui connaîtront une assez grande vogue dans le paysage de l’édition régionale au cours des années 1970. Un autre ouvrage – relevant pour sa part d'une actualité plus immédiate – Une proposition pour le Jura de l’historien bâlois Herbert Lüthy souligne la volonté de Hauser d’inscrire sa production en résonance avec certains enjeux d’actualité immédiate. En publiant ce texte qui défend une autre approche de la question jurassienne très hostile à la solution plébiscitaire, l'éditeur n’hésite pas à faire entendre une position iconoclaste et propre à froisser aussi bien séparatistes que probernois.

Une dernière dimension de cette émission est son caractère intimiste de par la mise en scène de l’activité familiale qui caractérise la maison à ce moment de son histoire. On peut voir ainsi Hermann Hauser s’enquérir de l’avancement de la relecture d’un manuscrit assurée par sa femme, Antoinette. Par ailleurs, on peut faire la connaissance de sa fille, Marie-Christine, que le père souhaite voir lui succéder: un vœu qui sera exaucé quelques années plus tard. La présence féminine dans l’édition est alors suffisamment rare dans ce milieu à l’époque très masculin pour qu’on le souligne. Elle peut s’expliquer par le fait que le sujet est réalisé par une femme, Liliane Annen, qui en tant que l’une des rares réalisatrices de la Télévision suisse romande a pu être sensible, de par sa propre expérience, aux différents plafonds verre qui caractérisent encore les professions médiatiques et culturelles au lendemain de l’obtention du droit de vote des femmes au niveau fédéral.

Source:
François Vallotton, Magazine LivreSuisse n°2