Bruno Pellegrino nous emmène à Venise. Sans la nommer. Une immersion dans la cité des Doges régulièrement inondée par l’acqua alta, à moitié effacée par le brouillard d’hiver et la pluie. Une ville aquarelle, peinte à l’eau.
Comment, après tant d’écrivains amoureux de cette ville, évoquer encore Venise? Tout y est citation, tout y fait résonner la mémoire, tout y réveille le désir d’écrire. «Venise doit parler de l’intérieur, pas comme un spectacle», affirme hardiment Philippe Sollers qui, de son propre aveu, y aurait écrit la plus grande partie de ses livres. Mais pour cela, il faudrait pouvoir oublier le poids de la littérature vénitienne, échapper à l’ombre de la mort à Venise. Réinventer une Venise sans touristes, sans clichés, hors festival et carnaval. Tuer le clair de lune.
Mais peut-être suffit-il d’être jeune. Ou très vieux. Peut-être suffit-il d’oublier le nom de Venise, de le taire ou de l’effacer pour pouvoir arpenter la ville à nouveau. Dans ses rêveries autour des villes invisibles, Italo Calvino fait avouer à l’explorateur Marco Polo la raison pour laquelle ce dernier s’obstine à taire le nom de sa ville natale: «Les images de la mémoire, une fois fixées par les mots, s’effacent, dit Polo. Peut-être ai-je peur de perdre Venise tout d’un coup, si je parle d’elle.» Citée en exergue du nouveau roman de Bruno Pellegrino, la phrase de Calvino est effectivement la seule du livre à explicitement nommer Venise, alors même que l’intrigue du roman se passe à l’évidence dans cette ville reconnaissable entre toutes. Sous la plume du jeune écrivain suisse, la Serenissima se mue en une ville provisoire, quasi sous-marine, engloutie en permanence dans les eaux de l’acqua alta, effacée à moitié par le brouillard d’hiver et la pluie. Une ville aquarelle, peinte à l’eau.
Non sans ironie, c’est sur le chant des sirènes venues cogner à la fenêtre que le roman s’ouvre. Le narrateur, un jeune homme à la dérive, vient de s’installer dans une chambre humide donnant sur un rio. Mais ce qui se présente d’abord comme un appel n’est en réalité qu’un avertissement. «Les sirènes étaient inoffensives, elles annonçaient simplement – avec des variations que je saisissais mal – qu’aujourd’hui encore, la mer entrerait dans la ville.» Envoyé sur place par une fondation, le jeune homme devra durant son séjour établir l’inventaire des papiers d’une traductrice dont il n’avait jamais entendu parler auparavant. «J’avais accepté par curiosité plus que par réel intérêt pour ce travail. Je n’avais jamais visité cette ville, je ne la connaissais que par les images éblouissantes et kitsch qui lui étaient attachées. Je n’aurais pas eu envie d’y passer un week-end, mais l’idée d’y séjourner me séduisait.»
Si le narrateur reconnaît volontiers qu’il a accepté ce travail d’abord dans l’intention de s’absenter de chez lui, il se plongera peu à peu dans l’intimité de la traductrice qui semble avoir précipitamment quitté son domicile sans même ranger ses affaires. Au fil des jours, il s’approprie son travail, reproduit les gestes de sa vie quotidienne, puis imagine le moment où on l’a retrouvée, errant sur le littoral, nue sous son manteau de laine, alors même qu’elle était ce jour-là censée recevoir un prix couronnant sa carrière. L’inventaire des manuscrits, imprimés, lettres et photos de la traductrice semble alors l’intéresser bien moins que l’examen de ses objets personnels: shampoing, brosse à dents, vernis à ongles et surtout ses vêtements, dont une robe de soirée, longue et verte, dans laquelle il finira par se glisser. «La robe gonflait, me soulevait, elle était immense et je me sentais léger et beau, je tournoyais, je flottais dans le salon, je nageais dans la robe.»
Lorsque l’appel des sirènes retentit à nouveau, la lumière du jour transforme la chambre du jeune homme en aquarium. L’eau, qui avait d’abord paru hostile, se mue en un élément accueillant, érotique. Dans l’un des immeubles en face, un homme semble le regarder, puis se déshabille lentement. «Je gardais la tête baissée vers le rio mais mes yeux ne quittaient plus l’homme qui se caressait doucement, pendant que le soleil montait derrière lui et que l’eau se déployait presque sans bruit entre son corps et le mien.» Dans la ville provisoire fait penser à ce que Gaston Bachelard affirmait dans son célèbre essai sur L’eau et les rêves: «L’eau est l’élément de la mort jeune et belle, de la mort fleurie, et, dans les drames de la vie et de la littérature, elle est l’élément de la mort sans orgueil ni vengeance, du suicide masochiste.»
Tout comme son premier roman Là-bas, août est un mois d’automne, consacré au poète Gustave Roud et à sa sœur Madeleine, le deuxième livre de Pellegrino fait résonner des tonalités à la fois sensuelles et sobres, doucement ironiques et graves. Mais tandis que celui-là était placé sous le signe de la terre, Dans la ville provisoire est marqué par le leitmotiv de l’eau.