Ricochet rencontre Fanny Modena, jeune artiste genevoise

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Portrait de Fanny Modena
Fanny Modena et un «Cocktail» en bleu et jaune (© Véronique Kipfer)

Tout au bout de la Jonction, au cœur de l’ancienne usine Kugler, la jeune artiste genevoise dévoile son gigantesque atelier à Ricochet. Entre écrans de sérigraphie, ordinateur et bidons d’encre, elle présente Cocktail, sa BD pour enfants parue aux éditions Antipodes, mais aussi de voyages et, surtout, de couleurs à foison.

Langue de terre parfois caressée, parfois chahutée par le Rhône qui l’enserre avec majesté, la pointe de la Jonction, à Genève, est un petit bout du monde. C’est là, dans l’ancienne usine de robinetterie Kugler, que se cache l’atelier de Fanny Modena. Un brin fébrile, bonnet noir crânement planté sur la tête et longue veste en daim camel dansant autour d’elle, la jeune illustratrice, sérigraphe et autrice de BD m’attend devant le bâtiment. Elle se hâte de terminer sa cigarette, avant d’ouvrir largement la porte: «Vous allez voir, c’est un vrai labyrinthe!», me prévient-elle avec un grand sourire. Et en effet: nous devons traverser plusieurs salles plongées dans une semi-obscurité et gravir une rangée d’escaliers, avant de déboucher soudain dans un gigantesque atelier, éclairé par des baies vitrées tout en hauteur occupant la totalité des deux parois d’angle. Sitôt le seul franchi, de fortes effluves d’encre et de solvant nous accueillent: pas de doute, ici, la sérigraphie a bien remplacé la robinetterie!

Un métier créatif et exigeant

Heureux occupants de cette cathédrale industrielle, trois créateurs: la sérigraphe Sabrina Peerally (Atelier Madame), Christian Humbert-Droz, auteur durant vingt-cinq ans de la revue Drozophile – à laquelle il a mis un point final en septembre 2021, mais qui vient d’être reprise par un collectif d’artistes corses sous le nom de Drozo 0, et qui est imprimée par sérigraphie à l’Atelier Madame – et la dernière arrivée, Fanny Modena, 23 ans. «J’avais déjà fait des stages ici durant ma formation à l’ESBDI (École supérieure de bande dessinée et d’illustration), et j’ai eu une chance incroyable: une place s’est libérée juste quand je terminais mes études, il y a deux ans», commente avec enthousiasme la jeune artiste. «C’est Sabrina qui m’a initiée à ce travail de sérigraphe, qui est beaucoup plus pointilleux que ce que j’avais appris durant mes cours. La spécialité de l’atelier, c’est les affiches de grand format, c’est pour ça qu’il faut un espace à la mesure!»

Perché sur le côté de la salle, en haut d’une volée d’escaliers, son bureau bénéficie d’une vue plongeante sur un océan d’écrans, une ribambelle de bidons et les impressionnantes rangées de cadres métalliques. «Je me suis lancée dans la sérigraphie parce que j’aime particulièrement ce qui est artisanal et manuel», souligne-t-elle. «J’avais travaillé comme graphiste, dans le passé, mais je n’avais aucune envie de passer ma vie devant un ordinateur. Ici, on a nos pots d’encre, un petit Pantone, c’est un peu de la chimie! Et ce travail de la couleur m’inspire et m’intéresse énormément. Il y a d’ailleurs un vrai lien entre mes différents projets professionnels, puisque j’y retrouve à chaque fois la couleur, justement, et le papier.»

Histoire de singes

Car si la sérigraphie représente son activité principale actuellement – «c’est hyper agréable de voir son travail affiché dans la rue, mais après, j’aimerais bien faire un projet artistique. Et j’aimerais aussi trop, une fois, imprimer une affiche que j’aurai dessinée moi-même!» –, elle peut également s’enorgueillir (ce qu’elle ne fait pas, avec une touchante modestie) d’avoir déjà publié sa première BD pour enfants l’an passé, aux éditions Antipodes: Cocktail, ou l’histoire d’un petit singe jaune qui, suivant un jour le vol d’un oiseau, découvre une population de singes bleus. Mais son amitié avec l’un d’eux va provoquer le rejet de sa famille et lui apprendre le partage, l’ouverture aux autres et l’indépendance. Le choix des couleurs fait éclore un souvenir chez certains d’entre vous? «C’est drôle, on m’a effectivement dit que mon histoire faisait penser à Petit-Bleu et Petit-Jaune, de Leo Lionni!», s’exclame Fanny Modena. «Mais ce qui est incroyable, c’est que je ne connaissais pas du tout ce livre, j’ai juste choisi ces deux couleurs parce que je trouvais qu’elles étaient graphiques et qu’elles allaient bien ensemble! J’ai ensuite lu l’ouvrage, et cela m’a frappée de voir à quel point nos histoires correspondent, mais avec, de mon côté, un récit élargi aux plus grands: je trouve en effet que dans une BD, il ne faut pas parler uniquement de situations positives. C’est important d’aborder aussi des sujets qui font réfléchir, comme le départ du cocon familial, le rejet de la mère et la découverte des autres, qui ne nous change pas radicalement, mais nous apporte de petites touches d’une couleur différente…»

Un récit testé sur le terrain

Imaginée dans le cadre de son projet de diplôme, cette BD n’était d’abord pas forcément destinée aux enfants: «C’est après l’avoir commencée que je me suis dit que ce style avec des aplats correspondait bien aux plus jeunes. Mes professeurs m’ont alors mise en garde, en me disant que les enfants représentent un public différent des adultes, parfois plus difficile à toucher. Mais moi je n’ai pas trouvé si difficile de dessiner cette histoire pour eux! Peut-être parce que je garde encore en moi une part d’enfance…»

Désireuse de vérifier l’impact de son récit sur le public adéquat, Fanny Modena est allée le lire dans une classe: «Il y a une école primaire juste à côté de l’ESBDI, et les enseignants ont tout de suite accepté que je vienne y faire la lecture. C’était une classe internationale, ce qui a représenté un beau hasard, puisque mon livre parle lui aussi de différentes cultures. Et les retours positifs des élèves m’ont beaucoup émue.» Mais suite aux réactions de certains parents, à qui la jeune artiste a également demandé de lire l’histoire à leurs enfants – «certains m’ont dit qu’ils avaient passé les passages qu’ils trouvaient trop durs» –, celle-ci a décidé d’édulcorer le récit. Entre autres en faisant revenir la maman du héros, situation qu’elle n’avait pas envisagée au départ.

Source:
Véronique Kipfer, Ricochet, Institut suisse Jeunesse et Médias