Les interprètes du livre audio

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Portrait de Claire Deutsch
©Claire Deutsch

C’est bien connu, le monde du livre est une jungle. Auteurs, éditeurs et librairies forment un écosystème complexe. Mais ils ne sont pas les seuls. Partez à la découverte des métiers méconnus de la bibliodiversité.

Une méditation guidée, une séance d’ASMR ou un club de lecture ultra-sélect? Rien de tout cela. Ce matin de novembre 2021, assis sur un vieux canapé d’un studio d’enregistrement lausannois, je ferme les yeux et me laisse bercer. La voix un brin éraillée et les intonations karstiques de Claire Deutsch m’envoûtent. Cette comédienne de talent lit le chapitre 21 de La Fabrique d’Absolu de l’auteur tchèque Karel Čapek. Habituée des lectures classiques, elle ne peut s’empêcher de regarder son public absent. Claire laisse également son corps accompagner, battre la cadence et habiter le récit. En face d’elle, l’ingénieur du son Jérémie Conne suit minutieusement la partition – enfin le texte. Sur son ordinateur, il marque les instants précis où Claire hésite, déglutit, fourche sur un mot ou écorche un nom propre slave. Il coupera les imperfections à la post-production. Non loin, l’éditrice endosse le rôle de metteuse en scène. Elle suggère, rassure, et surtout tente de conserver une tonalité d’ensemble entre les chapitres.

J’assiste au passage en livre audio de la traduction française de ce roman par les Éditions La Baconnière. Je me rappelle ainsi avec nostalgie des livres en vinyle qui ont ponctué ma jeunesse. Le dinosaure Casimir ou le robot R2D2 m’indiquaient quand il fallait que je tourne la page du livret d’images. Depuis, avec la numérisation du monde, le format audio connaît une nouvelle jeunesse sans être repassé par la case vinyle. En partie aidés par le charisme et l’appel publicitaire de grands comédiens, les classiques de la littérature ou du développement personnel peuvent maintenant être écoutés en voiture, au fitness ou en sirotant un whisky au coin du feu. Pour ma part, je ne me suis jamais interrogé sur les secrets de fabrication d’un livre audio. «Il y a en même temps une maîtrise et un abandon. Il faut créer un emballement tout en faisant fleurir des images» m’explique Claire devant un café. Pour une comédienne, le livre audio est une nouvelle source de revenus, mais également un défi. Comment est-il possible de transmettre sans passer par le vecteur d’un personnage ou du corps comme au théâtre ou lors d’une lecture? Comment faire découvrir le texte comme s’il était lu pour la première fois? Tout cela nécessite «un genre de concentration où tu dois mener court et long à la fois», un effort intense et momentané qui dure sur plusieurs jours. La fatigue est telle que Claire n’arrive à enregistrer que par tranche de quatre heures. Pour ce petit livre de 290 pages, plus de trois jours complets d’enregistrement auront été nécessaires. Nous savions que le monde du théâtre avait une affinité particulière avec le monde du livre. Il se pourrait qu’en se développant en parallèle des formats papier, le livre audio crée de nouveaux rapports de compagnonnage entre les acteurs et les auteurs, les éditeurs et les auditeurs. Et si le théâtre et la littérature avaient tout à gagner en s’unissant de la sorte?

Source:
Alexandre Grandjean, Magazine LivreSuisse n°3