Les chevaliers du livre

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Portrait de Sébastien Doutaz et Théophile Glauser
Sébastien Doutaz et Théophile Glauser, © DR

C’est bien connu, le monde du livre est une jungle. Auteurs, éditeurs et libraires forment un écosystème complexe. Mais ils ne sont pas les seuls. Partez à la découverte des métiers méconnus de la bibliodiversité.

Décembre 2015, un Centre d’art contemporain à la Chaux-de-Fonds organise un marché de Noël. Dans ces anciens abattoirs, le Mauler coule à flot et les huîtres connaissent leur dernier sursaut. Deux excités présentent leur «beaux livres», un euphémisme. Raccord avec l’esprit libertaire de ces montagnes, leur projet est passionné, sans concession et joyeusement excessif. Je rentre avec un étrange ouvrage aux reliures apparentes, multicolores. Son contenu, hautement énigmatique, et l’impression d’avoir entre les mains un objet animé, doté d’une vitalité à rendre un livre de poche neurasthénique. Depuis, il est toujours dans ma bibliothèque, redécouvert déménagement après déménagement.

L’anecdote s’arrêterait là si je ne les avais rencontrés à nouveau. C’est quand ils ont essayé de m’offrir une deuxième fois le même livre, que nous nous sommes reconnus. C’était trop de synchronicité, je devais prétexter l’écriture de cette chronique pour mieux comprendre leur démarche. Sébastien Doutaz et Théophile Glauser se décrivent volontiers comme des «graphistes épicuriens» et des «amoureux de l’encre et du papier». Pour eux, «le livre est comme une œuvre d’art, capable d’être apprécié avec la valeur qu’on lui attribue». Traduction? Après des formations respectives à l’ERACOM (Lausanne) et la HKB (Berne), ce duo créatif se rencontre autour de l’importance de l’imprimé, la recherche du bon papier, la sérigraphie et l’accord typographique. Ils lancent l’Atelier de graphisme U-Zehn en 2011. Puis, à partir de 2014, ils inaugurent des premiers projets d’échanges entre artistes suisses et serbes donnant lieu à leurs premières publications. Un de leurs projets est particulièrement déroutant: Neograd (2018) est un ouvrage-performance, à la fois un hommage aux esthétiques brutalistes d’un quartier populaire de Belgrade, ainsi que le détail d’une nouvelle fonte réalisée pour l’occasion par l’éphémère fonderie neuchâteloise NORT. Cette fonte répond aux demandes de graphistes locaux lassés du peu de polices d’écriture à disposition en cyrillique et adaptées aux spécificités du serbe. Un livre qui condense l’art de l’imprimé, l’Histoire et la linguistique.

Depuis, leurs projets se multiplient: créations de fontes comme la «New Religion» ou collaborations avec des artistes pour la réalisation de livres singuliers. Ils sont touche-à-tout, des chevaliers factotum qui me déclament de la poésie, s’insurgent de la numérisation, me font tâter du grain et humer de l’encre. Dans un élan baudelairien, ils m’expliquent l’essence de leur démarche: donner à voir le «Beau». Tout est un peu cryptique chez eux, de l’ordre de la quête, du paradoxe et d’une sagesse cachée derrière l’humilité de l’expérience. Leurs propos ressemblent à des koans zen, ouvrant les portes, invitant à les franchir, mais demeurant à leur frontispice. Dans l’écosystème du livre, ils me laissent déconcerté: quoi, serait-il possible de faire du livre une expérience totale, encore plus immersive que la réalité non augmentée?
 

 

Source:
Alexandre Grandjean, Magazine LivreSuisse n°5