Trois questions à Françoise Berclaz

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Portrait de Françoise Berclaz
Françoise Berclaz © Thierry Porchet

La libraire la Liseuse, véritable institution littéraire de la Ville de Sion, fête cette année ses quarante ans. L'occasion de poser nos trois questions à Françoise Berclaz qui a fondé la librairie en 1983.

La librairie La Liseuse que vous avez fondée il y a quarante ans est devenue une institution sédunoise. Quel regard portez-vous sur ces décennies et comment votre travail de libraire a-t-il évolué?

Quarante ans, un bail, tout a passé si vite… Je me revois ce 6 mai 1983, des étoiles dans les yeux, je réalisais un rêve; mais quelle inconscience! J’avais une licence en lettres, appris le métier chez un bouquiniste, mais je n’avais pas de CFC de libraire, jamais travaillé dans une librairie de neuf… même pas peur; avec pour tout bagage un enthousiasme à tout crin et une foi inébranlable: ça allait marcher.
En fait tout s’est fait naturellement et par étape. Des années 80 aux années 2000 notre métier était vraiment artisanal: nous n’avions pas les instruments bibliographiques actuels. Toute recherche était un jeu de piste, c’était assez sport! En 2001 j’ai pu déménager dans un local beaucoup plus vaste, ce qui m’a permis de prendre le train en marche, de m’informatiser, de créer un site de vente en ligne, une vraie révolution. À cette époque plusieurs libraires sont venus consolider notre équipe devant ces nouveaux défis. Au début des années 2000, la Fnac est arrivée, entraînant avec elle une guerre des prix entre grandes chaînes de librairie, guerre des prix qui a mis en péril un grand nombre de librairies indépendantes. L’ASDEL (renommée LivreSuisse en 2019) s’est alors battue pour un prix réglementé du livre, a réussi à obtenir une loi, finalement balayée par un référendum… Au fil des ans d’autres difficultés sont apparues: les nouvelles habitudes des consommateurs, la vente en ligne de livres à prix cassés, en 2015 le franc fort nous a mis à rude épreuve. Et puis ces difficultés ont toujours été compensées par de grandes joies, la librairie étant un lieu de rencontres, de découvertes et de partage.
En ce moment nous vivons une période excessivement calme; nous avons l’habitude de naviguer entre des temps fastes, d’autres de disette. Malgré tout nous avons toujours su nous adapter. J’ai souvent pensé qu’il y avait un ange protecteur pour libraires intrépides. À refaire je recommencerais avec foi et enthousiasme.


En fin d’année dernière, le canton du Valais a lancé une vaste campagne de soutien aux librairies valaisannes en offrant un ouvrage d’un.e auteur.ice valaisan.ne à l’achat d’un premier livre. Cette action semble avoir porté ses fruits. A-t-elle fait venir de nouveaux.elles client.es à la librairie? Le panier moyen a-t-il augmenté? Quels enseignements en tirez-vous?

L’aide du canton du Valais à la librairie indépendante est arrivée à point nommé. Les années Covid ont été difficiles pour tous les secteurs de l’économie, les librairies n’ayant pas été épargnées. En 2021, lors de la fermeture de nos commerces, nous avons été présents grâce au click and collect, restant un des rares lieux culturels à être encore accessible au public. Nous avons connu alors une embellie de courte durée. Avec la réouverture des magasins, le public ayant assez lu, a retrouvé très vite le goût des voyages et du jardinage. C’est à ce moment que l’aide du canton est arrivée. Elle a été pour nous d’un grand secours.
Soulignons-le, en quarante ans c’est la première fois qu’une campagne de soutien à la librairie indépendante a été entreprise. Cette action a également été favorable à plusieurs secteurs du livre, spécialement au lecteur. Non seulement il était gratifié d’un livre gratuit, mais ça lui permettait aussi de prendre la mesure de la richesse et de la variété de la littérature valaisanne, l’offre oscillant entre littérature patrimoniale et naissance de jeunes talents. Elle a également fait revenir en librairie certains lecteurs, leur faisant prendre conscience des avantages des librairies non virtuelles: le conseil, le choix, la souplesse, l’offre infinie. Nous, libraires, nous sommes des commerçants, nous ne cherchons pas à être subventionnés, par contre, une aide de ce type nous permet de rebondir et de continuer d’exister. L’État du Valais l’a compris et semble prêt à renouveler l’expérience en 2024. On s’en réjouit.


Les pratiques et les attentes des lecteurs évoluent continuellement, à quoi ressemblera La Liseuse du futur?

Franchement, je ne sais pas à quoi ressemblera la Librairie du futur. Je ne vais pas me lancer dans ce genre d’exercices. En 1983 quand j’ai ouvert la «Petite Liseuse», je n’aurais jamais imaginé une telle évolution, une telle révolution en si peu d’années. Dans les années 80, l’informatique me semblait être de la SF. Je pensais alors que lorsqu’apparaîtraient ces changements, j’aurais disparu depuis longtemps. Maintenant l’évolution change d’un jour à l’autre… Mais je suis d’une nature optimiste. Puisque, malgré les révolutions le monde finit toujours par s’adapter, peut-être y aura-t-il une continuité dans notre savoir-faire, malgré tous les bouleversements. Peut-être qu’avant notre disparition finale, on pourrait imaginer que la Poste nous octroie des tarifs préférentiels, ou qu’Amazon qui utilise toutes nos infrastructures se mette à payer un impôt fédéral sur son chiffre d’affaire réalisé en Suisse…
Je pense que nous, libraires, avons une chance inestimable : l’acte de lire en soi ne disparaîtra jamais, quel que soit le support employé pour y parvenir. Nous sommes des liseurs, des raconteurs. Nos compétences pour l’offre et le conseil sont recherchées. Soyons fous, peut-être pourrons-nous continuer notre métier quelque temps. Plus tard, bien plus tard, des passionnés de tous genres auront certainement à cœur de faire connaître à des lecteurs la musique des mots, la poésie du langage, des histoires fausses à partir d’histoires vraies, ou alors simplement conseiller des livres qu’il faut lire, sans aucune ambition, juste pour le plaisir, peu importe le lieu. Où que nous soyons, laissons-nous surprendre!