«Envoyez-nous votre manuscrit!»: la carte blanche de Jérôme Meizoz

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Portrait de Jérôme Meizoz
Jérôme Meizoz © Zoé, Yvonne Böhler

Un jeune auteur romand est assis près de moi lors d’un salon du livre, on bavarde. Il y a deux ou trois ans, il a soumis le manuscrit d’un premier roman à plusieurs «grands» éditeurs français. Le plus souvent aucune réponse. Parfois une lettre-type et, enfin, une vraie fiche de lecture qui argumentait le refus. Le jeune auteur contacte alors deux éditeurs romands. L’un parie sur ce premier ouvrage. Quelques mois plus tard, le roman obtient un beau succès, deux prix importants et une première traduction. La presse suisse et française loue le livre, propulsé dans les festivals littéraires. L’auteur est spontané et professionnel, il plaît au public et aux médias. Lors d’un salon du livre en banlieue parisienne, il assiste à un dîner avec divers représentants des «grandes» maisons d’édition. Deux éditeurs très connus dans le milieu l’abordent séparément. Ils font l’éloge de son livre (ou de son succès?), parvenu jusqu’à leurs oreilles attentives. Tous deux lui disent quasiment la même phrase qui le fait éclater devant moi d’un rire nerveux: «Votre roman est très prometteur, j’aurais beaucoup aimé en recevoir le manuscrit… N’hésitez pas à me montrer ce que vous faites!». Or chacun des deux éditeurs avait lui-même refusé ce même manuscrit reçu par courrier postal recommandé…

Que tirer de cette anecdote éditoriale?
1. La phrase des deux «grands» éditeurs est flatteuse et allusive: par une approche discrète, elle vise à rallier après coup l’auteur d’un succès, pour l’arracher à la maison qui a pris le risque financier du premier roman.
2. Pourquoi ont-ils tous deux refusé ce manuscrit? Était-il sans intérêt pour eux? L’ont-ils seulement lu? Imaginons, charitablement, que le manuscrit ait été parcouru avant refus. À ce stade, sa valeur n’était qu’une hypothèse fragile, et ils n’en ont pas eu l’audace. C’est seulement après le verdict public que le texte est devenu désirable. On dit bankable dans le milieu. Curieuse production de la valeur, entre paresse et désir mimétique: ne sachant pas évaluer ou trop occupés pour lire, on s’en remet à d’autres.
3. Les «grands» éditeurs lisent-ils les manuscrits d’inconnus? Après un premier tri, un nombre limité de manuscrits bénéficie d’une lecture complète. Il existe une enquête sur les textes refusés et les critères, variables, qui en décident (Simonin&Fouché 1999).
4. L’anecdote fait voir aussi que le manuscrit «envoyé par la poste», s’il aboutit parfois (assez rarement) reste un mythe tenace alimenté par les grands groupes éditoriaux. Or, dans ce milieu, peu de manuscrits retenus émanent d’inconnus par voie postale. Ils sont souvent choisis par recommandations, relations mondaines ou médiatiques.
5. Le milieu éditorial hégémonique apparaît sous un angle assez cocasse. Le prestige n’est pas toujours associé à la compétence, on le sait. Ici se dévoile carrément la morgue de managers dont la main gauche ignore ce que fait la droite.

Des preuves ? En 1992, l’écrivain Guillaume Jacquet, irrité de la vénération inconditionnelle à l’égard de Marguerite Duras, présente à trois éditeurs de l’autrice un manuscrit qui n’est autre que son roman L’Après-midi de monsieur Andesmas (1962), anonymisé, dont il a changé le titre et les noms des personnages. Suivent trois nets refus, dont celui de P.O.L. qui indique ne pouvoir «accepter que des textes de la plus grande qualité». «Madame Duras est devenue sacrée», commente ironiquement Le Figaro . L’écrivain Jacquet comme le journaliste Matignon affirment que le statut d’«idole» reconnu à Duras repose moins sur la valeur littéraire de son texte que sur l’effet de marque attaché désormais à son nom (Thérenty&Wrona 2021).

Picabia disait, au Festival Dada de 1920 : «Pour que quelque chose vous plaise, il faut que vous l’ayez vu, entendu depuis longtemps, tas d’idiots!». Cent ans plus tard, ajoutons ceci: «… il faut qu’un succès médiatique ou commercial vous en ait désigné la valeur, bande de crétins!». Incompétence, négligence, lâcheté ou opportunisme, comme on voudra. CQFD.
Pour ma part, je me sens déjà mieux.

Références

Fouché Pascal & Simonin Anne, «Comment on a refusé certains de mes livres. Contribution à une histoire sociale du littéraire», Actes de la recherche en sciences sociales, no. 126-127, 1999, pp. 103-115.
Thérenty Marie-Eve & Wrona Adeline (dir.), L’Ecrivain comme marque, Paris, Sorbonne Université Presses, 2020.

 

Source:
Jérôme Meizoz, Magazine LivreSuisse n°5