La Suisse romande, terre de polars

Image
Eau en mouvement

La Suisse romande inspire ses auteurs de polars! En quelques mois, plusieurs dizaines de romans noirs ou à suspens, signés d’écrivains du cru, imaginent drames, meurtres et autres vengeances entre le Valais, les rives du Léman, Neuchâtel ou la Gruyère. Jubilatoire pour les lecteurs qui retrouvent des lieux familiers mais sous un angle inédit.

Au milieu d’une nuit d’hiver, un homme s’approche des bords de la falaise du Creux-du-Van, dans le canton de Neuchâtel. Il tient ses deux enfants par la main. Sans les lâcher, il saute dans le vide. Au-dessus de Montreux, dans les rocailles des Rochers-de-Naye, un assassin précipite une jeune femme en tenue de sport dans le vide – on retrouve son cadavre devant les Grottes de Naye. Sur les hauteurs de Jongny, au-dessus de Vevey, une femme est retrouvée derrière sa maison, morte, son cadavre calciné. Sur la porte d’entrée, un renard roux éventré, cloué les pattes en croix. Au-dessus de Vercorin, la forêt du Vallon de Réchy s’embrase lors d’un incendie qui s’avère lié à des crimes incestueux restés impunis. Au pied de la cité médiévale de Gruyères, une jeune femme est retrouvée inconsciente dans les bois d’Epagny. Amnésique, elle ne se souvient pas de son agresseur.

Jalousies familiales

Pas de doute: la Suisse romande inspire ses romanciers, et tout particulièrement ses auteurs de polars. Ils sont des dizaines, en quelques mois, à proposer aux lecteurs des histoires de vengeance, de meurtres passionnels, de morts mystérieuses ou de secrets de famille qui surgissent avec fracas dans les campagnes ou les villes apparemment si lisses et tranquilles de Suisse romande.

Trois primo romanciers inaugurent même leur carrière littéraire de cette manière: le jeune vaudois Matteo Salvadore imagine avec Larmes de renard une enquête qui mène son inspectrice veveysanne de Jongny jusqu’au légendaire Creux des Bourguignons à Corbeyrier sur les traces d’un cold case passionnant. Le journaliste Raphaël Guillet plonge son meurtrier en plein cœur de Lausanne: Doux comme le silence envoie une inspectrice sur les traces d’un homme qui tue des inconnus dont le seul tort serait de parler trop fort en public. Qui dit mieux!? Quant à Valentin Decoppet, 30 ans, son premier roman, Les Déshérités, nous emmène dans un hameau d’alpage, au-dessus d’Aigle, où jalousies familiales, internement forcé et corruption s’entremêlent avec une habile intensité.

Nicolas Feuz nous a quant à lui habitué dès ses premiers thrillers à situer ses actions à Neuchâtel et dans sa région. On retrouve avec plaisir les héros récurrents de l’écrivain-procureur que sont Norbert Jemsen, son alter ego lui-même procureur du canton de Neuchâtel et sa fidèle greffière Flavie Keller, déjà apparus dans Le miroir des âmes, L’Ombre du renard et L’Engrenage du mal. Brume rouge parcourt son cher territoire neuchâtelois, du Creux du Van à l’hôpital de Pourtalès en passant par le Port de Bevaix et son restaurant La Trinquette, son tribunal ou l’ancien hôpital de La Béroche, qui cache ici de lourds secrets et constitue un excellent décor pour un final imprévisible. «Écrire sur des lieux que l’on connaît de manière intime apporte un plaisir unique. Je suis moins impliqué émotionnellement si j’écris une course poursuite dans Paris que si je décris un homme qui marche en direction de la ferme du Creux-du-Van, région où j’ai grandi, où j’habite encore. C’est à la fois plus facile, mais aussi plus fort: on peut avoir la géographie du monde entier sur Google Map, mais il manquera toujours les odeurs, les sons, les vibrations du lieu.» Ce n’est pas un hasard si le cirque du Creux-du-Van se retrouve au cœur de sa nouvelle intrigue: «Ce site incroyable est surtout connu pour des raisons touristiques. Mais je le pratique, en tant que professionnel de la justice, pour des raisons différentes et plus sombres. C’est un lieu de suicides et plusieurs fois par année, j’y suis appelé pour des levées de corps. Le paradoxe de ce lieu, à la fois sauvage et préservé mais aussi dramatique, ne peut qu’inspirer le romancier que je suis aussi. Pour l’intrigue de Brume Rouge, je ne me suis pas inspiré d’un seul fait divers, mais de plusieurs. Dont une histoire incroyable où un homme a survécu à un saut du haut de la falaise, ce qui est un miracle.»

Pour Emmanuelle Robert, qui signe avec Malatraix un premier roman réjouissant, cela a été une «évidence» que de s’emparer de sa région de cœur, Montreux et les Rochers-de-Naye. «J’avais envie de parler d’endroits qui provoquent en moi des émotions, afin de les transmettre au lecteur. Et de faire connaître au public des lieux qui ont une histoire importante pour la région. Par exemple, le supertrail du Barlatay, une course qui se tient chaque année, suit à peu de chose près le sentier des fromagers qui transportaient leurs meules du Pays d’Enhaut à travers les préalpes.» L’idée de l’intrigue – un assassin en série d’adeptes de trail – est venue à la journaliste, par ailleurs responsable de la communication de la BCU à Lausanne, en captant la réflexion d’un randonneur, sur la terrasse d’une buvette d’alpage, qui affirmait que les trailers n’avaient rien à faire en montagne. «Si on pousse cette logique jusqu’au bout, on arrive au meurtre des trailers en question…» Elle, amoureuse des activités en montagne de toutes sortes, y compris le trail, constate «effectivement» une tension entre les divers usages de la montagne. «Chacun se sent propriétaire des lieux, ou plus légitime que l’autre – marcheur, alpiniste, cycliste –, à occuper l’espace.»  Quant au lieu de Malatraix, qui donne son titre au livre, «il s’est imposé «par sa sonorité» et parce que le site escarpé, situé sur les crêtes au-dessus de Roche, figure au menu du Montreux Trail Festival. «Malatraix est un classique des entraînements des trailers, autant qu’un lieu magnifique, avec une vue panoramique à couper le souffle!» Depuis la parution du livre, des lecteurs lui écrivent pour partager leurs propres anecdotes des lieux évoqués dans le roman. «Cela fait chaud au cœur! C’est une manière supplémentaire de me relier au public.»


Pour écrire son cinquième roman, Le Feu dans le Vallon, qui place au cœur de son intrigue le Vallon de Réchy et un fameux incendie daté de 1949, l’écrivain et avocat-notaire valaisan Yves Balet s’est plongé dans ses souvenirs d’enfance. «J’ai passé dans le Vallon de Réchy de nombreux étés de mon enfance. Je suis originaire de Grimisuat, et à l’époque des transhumances, les familles amenaient le bétail dans le Vallon. Jusqu’à mes 6 ans, mes parents et grands-parents y accompagnaient le bétail. Ensuite, mes parents ont emménagé à Sion. C’est mon frère qui s’occupe désormais du chalet de notre grand-père au Vallon de Réchy.» Né en 1944, il se souvient de l’incendie de 1949, dont les causes n’ont jamais été établies – son imagination a fait le reste. «Le Vallon de Réchy était un lieu difficile d’accès. Extrêmement bucolique et sauvage, ce qu’il est toujours, mais dégageant aussi un sentiment d’enfermement, de repli, de secret, d’ombre. Dans mon enfance, les populations, pauvres, peu éduquées, vivaient les uns sur les autres dans des masures rustiques et petites. Cela pouvait déboucher sur le genre de drames familiaux que je décris dans mon livre.» C’est «clairement» sa profession d’avocat qui la mené à l’écriture d’intrigues judiciaires. «L’écriture me permet de me venger, en quelque sorte, d’une justice que j’ai parfois trouvé injuste et ne cherchant pas à approfondir, à comprendre le fonds d’une affaire, les motivations des uns et des autres. Personnellement, j’ai eu une enfance heureuse, n’ai pas connu de grands malheurs dans ma vie. Mais les ressorts dramatiques d’un roman parlent aux lecteurs, d’autant plus s’ils retrouvent des lieux qui leur sont familiers.»

Lecteurs perturbés

Pour son deuxième roman, Maudites Bénichons, la Bulloise Géraldine Lourenço s’est tout comme Yves Balet replongée dans les paysages et ambiances de son enfance. «J’ai grandi autour de la cité de Gruyère, je connais Epagny, où se passe l’intrigue principale de mon roman, comme ma poche. Je connais la mentalité des gens. J’avais envie de décrire cette campagne, avec ses personnages haut en couleur, des tronches avec leurs petits secrets. Cette région m’inspire, avec ses fermes isolées, ses maisons abandonnées, ses lieux mystérieux.» Durant l’écriture du livre, elle visite enfin le fameux souterrain situé sous la colline du château de Gruyères qui la faisait rêver enfant. «En fait, c’est un fortin datant de la Deuxième Guerre mondiale. Un mystère de résolu!» Le titre, suggéré à l’auteure par son éditeur, permet de situer d’emblée l’histoire et le lien au terroir local. «Un lien très important pour nos lecteurs!»

Les retours des lecteurs confirment que cette tendance forte des auteurs de polars romands à s’emparer de sites qui leur sont familier est la bonne. Géraldine Lourenço, qui travaille à la poste à Bulle, reçoit depuis son premier polar, Le foulard rouge de la forêt de Bouleyres, de nombreux retours positifs. «Les lecteurs trouvent super que j’écrive sur notre région, ils peuvent situer les lieux, et ont du plaisir à lire des auteurs locaux.» Yves Balet constate de son côté que ses lecteurs voient comme une forme de «reconnaissance», par la littérature, de l’intérêt des lieux qu’ils habitent. «J’espère avoir un esprit universaliste, mais je partage cet ancrage fort en Valais avec mes lecteurs.» Ce qui n’empêche pas ces mêmes lecteurs de noter la moindre imprécision ou licence poétique, n’hésitant pas à en faire part à l’auteur. «La plupart des témoignages que je reçois sont positifs, témoigne Nicolas Feuz. Mes lecteurs aiment lorsque mon intrigue se déroule en Suisse romande. Ils adorent reconnaître les lieux, ou me signaler gentiment des erreurs, comme lorsque j’ai fait circuler une voiture à Genève dans une rue à sens unique! Mais je reçois aussi des témoignages inverses, de lecteurs qui se disent perturbés d’imaginer ces histoires dramatiques, terribles, dans des lieux qu’ils connaissent et qu’ils ne perçoivent ensuite plus de la même manière confiante et souriante.»

Source:
Isabelle Falconnier, Magazine LivreSuisse n°3