Capture d’écran: des bulles au petit écran

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Portrait de Rolf Kesselring
Rolf Kesselring opte au début des années 1970 pour une activité de libraire-éditeur, entre Paris et la Suisse romande, dans le domaine de la bande dessinée pour adultes. (Archives cantonales vaudoises, PP 886 B 4032). © Agence AIR / Jean-Pierre Grisel

Depuis quelques années, les archives audiovisuelles constituent un matériel exceptionnel pour documenter, faire revivre, remettre en perspective les événements du passé. Historien du livre et de l’audiovisuel, François Vallotton nous invite dans cette rubrique à un regard sur quelques jalons de l’histoire du livre en Suisse romande grâce aux archives de la RTS.

Comme cela a été thématisé dans un numéro antérieur de Livre suisse (Nº 4, automne/hiver 2022-2023), la bande dessinée connaît un succès fulgurant depuis quelques années. Il se traduit aussi bien en termes de volume de production que de reconnaissance institutionnelle (festivals et manifestations dédiés) et académique. Ce phénomène d’institutionnalisation a été toutefois, en Suisse comme sur le plan international, un lent processus, artistes et éditeurs devant affronter les réticences des milieux lettrés, mais aussi des «bien-pensants» jugeant ce type de littérature immorale, voire «pornographique». L’observation de la présence des «bulles» au petit écran témoigne de ces préjugés, mais aussi du rôle de la télévision dans la légitimation d’un genre. 

A la Télévision suisse romande (TSR), une édition du magazine culturel Champ libre du 9 septembre 1966, intitulée «Les fanas de la bande dessinée», est réalisée par Yvan Butler. Après une ouverture dévolue à l’extrait d’un film sur Batman, l’émission donne la parole à plusieurs spécialistes qui éclairent les enjeux littéraires, esthétiques, politiques et idéologiques d’une production souvent discréditée. Parmi ceux-ci, Francis Lacassin, journaliste et essayiste qui occupera la première chaire de bande dessinée à Paris I en 1971, propose une typologie des bandes dessinées aux Etats-Unis comme en France non sans souligner l’apport de son étude (il compare notamment Bécassine à A la recherche du temps perdu…). Pour sa part, Eric Losfeld, libraire-éditeur sulfureux pour avoir publié le roman érotique Emmanuelle (interdit en France en 1968), évoque Barbarella qu’il a édité et dont plusieurs planches assez suggestives sont montrées dans l’émission. On ajoutera à cet égard que toutes les images qui jalonnent le reportage ont été filmées chez Jean Strinati, un collectionneur genevois qui sera coresponsable d’une collection de bandes dessinées chez Slatkine consacrée à la traduction et réédition de classiques (notamment Flash Gordon et Prince Vaillant). En conclusion est soulignée l’importance de la bande dessinée comme produit de la société contemporaine avec sa dimension réactionnaire (la mobilisation des comics américains au profit de la guerre du Viêtnam), mais aussi ses modèles sublimés, parfois progressistes pour certains personnages féminins selon les interlocuteurs.

De manière plus générale, la présence de la bande dessinée au petit écran relève majoritairement de la production pour adultes vue comme phénomène de société. Il faut attendre une émission de variétés, Les Oiseaux de nuit (17 février 1973) pour voir, sur un plateau, des créateurs, en l’occurrence Claire Bretécher (qui interviendra souvent à la TSR durant les années suivantes) et Philippe Druillet. D’autres dessinateurs intègrent une émission littéraire cette fois, une année plus tard, avec un reportage de Voix au chapitre où Hergé confesse notamment le caractère paternaliste et colonialiste de Tintin au Congo. Dès 1973, la bande dessinée bénéficie d’une case de programmation régulière au sein des émissions pour la jeunesse. Après un ballon d’essai («Le langage des bulles») au sein du 5 à 6 des jeunes, Derib anime un rendez-vous régulier, toujours dans la case horaire de l’émission de jeunesse du mercredi qui entend toucher plus spécifiquement les 9-12 ans. Le dessinateur vaudois, qui s’est formé chez Peyo à Bruxelles avant de collaborer à Spirou, Tintin et Pilote, fait découvrir au jeune public romand les valeurs consacrées de la bande dessinée belge qui a alors le vent en poupe. L’émission débute par un portrait croisé de Derib et Cosey qui témoigne d’une belle complicité et d’un esprit un peu potache quand le premier, déguisé en Schtroumpf, arpente son jardin par petits bonds. La volonté de toucher un jeune public débouche sur une mise en scène qui recourt souvent au gag (Derib et Cosey présentant leur «invention» d’un nouveau bonbon au citron et à la réglisse) ou à des mises en situation burlesques (Franquin dans la cuisine d’un restaurant asiatique). Dans le même temps, et plus sérieusement, l’émission fait une large part aux planches elles-mêmes, aux enjeux de narration et de production ainsi qu’à la genèse des héros dessinés. C’est également un moment qui voit de plus en plus l’album prolonger, voire se substituer à la publication, par épisodes, dans les magazines. Il n’est à cet égard pas anecdotique de voir coïncider cette émission avec ce point de bascule qui correspond à la transformation du statut culturel de la bande dessinée et à une meilleure valorisation de ses auteurs. Dans son dialogue avec Cosey, Derib décrit ce passage de la publication en revue à la constitution d’un album en s’arrêtant notamment sur le choix de la couverture. La plus-value symbolique est soulignée par son propos: «… c’est le but de tout dessinateur, c’est d’avoir son album, cartonné, terminé, qu’on puisse mettre dans une belle bibliothèque.»

Outre les émissions pour la jeunesse, la question de la bande dessinée, et plus précisément d’une nouvelle presse dessinée pour adultes influencée par les comics américains et les mouvements contre-culturels de 68 occupe le débat public et donc la sphère médiatique. En France, Georges Bernier et François Cavanna avaient anticipé la dynamique avec le lancement de Hara-Kiri dès 1960; suivront le Pilote post-68, Charlie-Mensuel (février 1969), Actuel (repris et réorienté par Jean-François Bizot en 1970), L’Echo des Savanes (mai 1972) ou encore Métal hurlant (janvier 1975). Rolf Kesselring, au bénéfice d’une très grande visibilité médiatique tant à la radio qu’à la télévision romande, participe de ce phénomène. Après plusieurs mois de prison liés davantage à sa posture de marginal qu’à des actes délictueux, il opte au début des années 1970 pour une activité de libraire-éditeur, entre Paris et la Suisse romande, dans le domaine de la bande dessinée pour adultes: après avoir ouvert à Yverdon une première librairie spécialisée dans ce domaine, La Marge (qui essaimera à Paris et dans d’autres localités suisses), il développe un catalogue qui comprend des dessins de Topor, des albums de Barbarella et des traductions de comics américains, Robert Crumb en premier lieu. Il s’improvise également diffuseur en France, notamment de L’Echo des Savanes qu’il avait contribué à créer.

En Suisse, les librairies de La Marge, qui vendent aussi bien Astérix que certaines bandes dessinées érotiques, sont rapidement sous le double feu des autorités et des milieux bien pensants. Les premières saisissent, via l’administration des douanes, les productions internationales jugées immorales; quant aux secondes, elles déposeront une avalanche de plaintes (une vingtaine en quelques mois) pour obscénité et atteinte à la liberté des cultes. 

Dans un Temps présent de 1977 consacré à la liberté d’expression en Suisse, Kesselring figure, aux côtés notamment de Niklaus Meienberg ou de Jean Ziegler, parmi les victimes d’une forme d’intolérance qui s’est manifestée, pour reprendre les propos liminaires du journaliste Claude Torracinta, par diverses interdictions et formes de censure. Kesselring thématise dans le reportage la problématique de la censure économique, forme insidieuse de la répression, qui se manifeste moins par l’interdiction ponctuelle de certaines productions que par le harcèlement continuel des diffuseurs concernés, sans véritable voie de recours.

Ces débats récurrents, qu’il s’agisse de dénoncer des formes insidieuses de censure ou de stigmatiser une veine satirique qui remet en cause les valeurs mainstream, contribueront à un relatif discrédit de la bande dessinée, en Suisse également. Médias de service public comme privés contribueront pour leur part à une forme d’acclimatation et de reconnaissance: d’abord par un discours pédagogique sur les caractéristiques culturelles et esthétiques du «neuvième art» et une réflexion sur la liberté d’expression; ensuite par la mise en place d’une production indigène, mais aussi l’épanouissement du dessin de presse au sein des titres quotidiens comme spécialisés. Au début des années 1980, la bande dessinée a trouvé pleinement sa place comme l’affirme Danielle Zemp, auteure de la première étude académique sur le sujet à l’Université de Genève en 1981. Le domaine entre au musée avec l’exposition BD GE au Musée Rath, un festival international est mis en place à Sierre en 1984, et, six ans plus tard, la Poste suisse mandate trois dessinateurs romands (Aloys, Zep et Cosey) pour l’émission de nouveaux timbres.

Source:
François Vallotton, Magazine LivreSuisse n°6