«Ce que j’aime chez Nouvelles pages, c’est l’espace organisé en îlots.»

Image
Florian Eglin en visite chez les libraires Véronique Rossier et Elise Pernet.
©Florian Eglin

Fils de bibliothécaire, l’écrivain genevois Florian Eglin s’est rendu dans l’une de ses librairie préférées, Nouvelles Pages à Carouge. L’occasion de raconter son rapport aux livres.

Alors que dans le ciel nuages et soleil s’alternent, j’approche la vitrine de Nouvelles pages, à Carouge, cette ville dans la ville. Les éditions Picquier sont à l’honneur. Friand de littérature japonaise et d’écrits sur le Japon, le regard de l’étranger me fascine parce que j’ai parfois l’impression d’être un gaijin dans ma propre existence, plusieurs volumes me font de l’œil. Chez moi, ce bonhomme en tailleur dont seul le crâne ras émerge du livre dans lequel il est plongé, c’est un compagnon. C’est même un double. Je pousse la porte bordée de rouge carmin, rubis peut-être. Comme au passage d’un seuil donnant sur une dimension nouvelle, au-dessus de ma tête, ça tinte.

Les livres ont toujours fait partie de mon univers. Un univers tant mental que spatial. L’étagère se trouvait à droite en entrant dans ma chambre. La rangée de dos roses qu’elle contenait est encore devant mes yeux. Principalement des Fantômette ou des Club des cinq dont je garde un souvenir attendri. Par la suite, ces dos sont devenus verts. C’était l’époque du Clan des sept, des Langelot agent secret (dont je rédigerai un jour l’embryon d’une nouvelle aventure) et des, formidables dans mon souvenir, Conquérants de l’impossible de Philippe Ebly, avec Thibaut de Châlus, ce jeune seigneur du XIIe siècle retrouvé en hibernation dans un lac d’azote. Plus tard, nous les avions lus en classe, il y a eu Des souris et des hommes, cette histoire de solitudes et d’amitié, j’y suis souvent revenu, et Le Parfum, mes deux premiers livres d’adulte.

Naviguer en paix

Ce que j’aime chez Nouvelles pages, c’est l’espace organisé en îlots vers lesquels j’apprécie naviguer en paix. Une liberté que Véronique Rossier, la fondatrice de cette arcade qui a reçu plus de deux cents écrivains depuis 2009, sait respecter. Me coller un bouquin entre les mains, c’est la quasi-assurance que je ne le lirai pas. Je suis un lecteur borné, hébété même, qui se laisse d’abord porter par son mouvement intérieur. En général, ce flux m’entraîne de l’Amérique au Japon en passant par une phase française contemporaine.

Dans ma chambre d’adolescent, de Steinbeck et Süskind, la collection n’a fait que multiplier et les dos n’ont cessé de varier. Collection parce que, bien que fils de bibliothécaire, j’ai eu pour habitude, dès que ce fut possible, d’acheter, de conserver et de classer tous les livres que je lisais. De créer ma propre bibliothèque. Cette forme d’hubris tant intellectuelle que manutentionnaire, réunir les récits, j’y vois une tentative d’établir un tracé. De mettre certaines choses aussi bien au-dehors qu’à plat. C’est une quête d’apaisement. Ces dos bien ordonnés, c’est pour me rassurer. Au cours des ans, les volumes ont fini par s’accumuler. Par milliers. Alors, à deux ou trois reprises, à la fois soulagé et la mort dans l’âme, il a fallu procéder à des délestages conséquents (marché aux puces, Emmaüs). Mais, certains d’entre nous ne le savent que trop bien, le vide appelle le plein. En tout collectionneur sommeille sans doute une Danaïde ou un Sisyphe.

Chez Nouvelles pages, le premier de ces îlots accueille romans graphiques et bandes dessinées. Est-ce une marque de modestie qu’au sein de ce sanctuaire de l’écrit ce soient des illustrations qui accueillent le visiteur? En feuilletant l’adaptation du Clan des Otori, dont je suis un inconditionnel, je ne peux retenir une pensée pour Giuseppe Merrone, l’éditeur de mon dernier roman, RING, chez BSN press. Comme moi, Giuseppe est un amateur du Japon, où il a vécu un an, et de l’Asie en général. C’est d’ailleurs à Bangkok que fut fondée l’entreprise qui deviendra cette maison d’édition indépendante qui fête ses dix ans d’existence. Giuseppe publie bien des choses, l’éventail va du théâtre aux textes universitaires, mais j’ai une affection particulière pour la collection Uppercut, des romans brefs avec le sport pour toile de fond. Pour fêter cette décennie de publications, une série de sorties était prévue. Les mesures dictées par un gouvernement plus avide de vaccination que d’accès à la culture ont rendu l’exercice risqué. Gilles de Montmollin, avec un polar nautique neuchâtelois, En plein brouillard et moi, avec RING, la novélisation d’un feuilleton politico-familial sauce boxe thaïe paru dans la Tribune de Genève au printemps 2020, sommes les seuls rescapés.

L’endroit que je préfère

Ce premier îlot nous emmène vers la plate-forme centrale, celle de l’actualité littéraire. Derrière, les lettres suisses sont à l’honneur. Parmi les livres alignés, réflexe impossible à juguler, je repère mes bébés. Et je ne peux retenir un sourire. En effet, à l’époque du collège, je me souviens d’une conversation que j’avais eue à la Place du Bourg-de-four avec un ami qui me trouvait snob (à raison!). Ne lisant que des classiques, je crachotais des crâneries du genre: «Tu sais, moi, la littérature contemporaine... Faut que le tamis du temps opère sa sélection.» À présent, je fais peut-être partie de ces auteurs snobés par les aficionados de classiques comme Mauntz ou Bovon. Cette époque où j’ignorais ce destin, les années nonante, j’y retournerais à la première occasion. Il faudrait l’aide du Professeur Auvernaux, le savant des Conquérants de l’impossible, découvreur des tunnels temporels. Alors, c’est Payot Rive Droite et la librairie du centre commercial Eaux-Vives 2000 que je fréquentais, elles étaient proches du Collège de Candolle, rue d’Italie. Ensuite, à l’université, c’est la caverne prodigieuse des Livres d’occasion cachée derrière la gare au cœur de l’îlot 13 qui fut mon repaire. Je n’ai jamais cessé de fréquenter ses travées ponctuées de stalagmites bancales, menaces et invites à la fois. Établir des listes, fouiner, se glisser, se rendre compte que la liste est restée à la maison, se laisser tenter, repartir le sac rempli à craquer.

Passé l’arche qui sépare la librairie en deux, la littérature des idées (que je ne lis jamais). Enfin, alvéole éclairée d’une fenêtre, tapis rebondi et petite chaise, le coin enfants. C’est l’endroit que je préfère. La plupart des livres que j’offre à mes filles, c’est parce qu’ils me plaisent, à moi, et les petites ont tellement l’habitude d’en recevoir qu’il est presque impossible de les laisser bouquiner dans ce coin sans repartir avec un livre chacune. Au fond, cette grande bibliothèque faite de dos bien ordonnés, elle n’a qu’une raison d’exister: être transmise.

Source:
Florian Eglin, Magazine LivreSuisse n°1