Ricochet rencontre Hélène Becquelin, illustratrice sans entraves

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Visuel Ricochet
© Philippe Pache

Née de la pièce de théâtre écrite par Elisa Shua Dusapin et de son adaptation graphique par la dessinatrice Hélène Becquelin, la BD Le colibri a remporté le Prix suisse du livre Jeunesse 2023 en mai dernier. Ricochet rencontre celle qui a mis le récit en images, entre photos de musiciens et paravent à motifs d’oiseaux, justement.
 

Elle a le verbe hardi mais un lumineux sourire, ses lunettes noires à la zurichoise ne parviennent pas à dompter un clair regard curieux de tout, elle est fan absolue de musique punk mais affectionne aussi les chemisiers fleuris ou à motifs d’oiseaux: Hélène Becquelin, graphiste, illustratrice et dessinatrice de BD, est la championne des contrastes.

Née à Saint-Maurice en 1963 et installée à Lausanne depuis trente-quatre ans, elle s’est d’abord fait connaître grâce à son blog et ses albums Angry Mum, personnage autobiographique de maman d’ados aussi révoltée qu’attachante. Puis par le biais de Lina, jeune collégienne dont les aventures paraissent dans le magazine Femina dès 2012. Elle a ensuite collaboré à divers ouvrages collectifs, avant de publier aux éditions Antipodes en 2018 et 2019 sa BD autobiographique en deux tomes Adieu les enfants, suite au décès de son frère Philippe – alias le dessinateur de presse Mix & Remix. Puis d’enchaîner avec 1979: le récit en images de sa propre adolescence douce-amère, et l’ouvrage dont elle nous dit «être la plus fière, et qui a suscité de magnifiques réactions très touchantes de gens de tous âges».

Complémentarité gagnante

Ce sont enfin les éditions de La Joie de Lire qui la choisissent fin 2021 «pour la douceur de son trait et sa disponibilité», et lui proposent d’illustrer Le colibri, un texte tiré d’une pièce de théâtre[1] écrite par l’auteure jurassienne Elisa Shua Dusapin, qui raconte le travail de deuil que doit effectuer Célestin, 14 ans, après le décès de son frère, mais aussi sa manière d’appréhender différents moments charnières de son existence.

Forte de ces deux visions féminines, la BD audio[2] qui en résulte remporte en mai dernier le Prix suisse du livre Jeunesse 2023. «La complémentarité entre les dialogues très justes d’Elisa Shua Dusapin et les images à la fois douces et percutantes d’Hélène Becquelin permet d’évoquer beaucoup de choses sans tout dire, de sorte que le jeune public est invité à remplir les blancs du texte avec ses propres pensées», expliquait ainsi le jury dans un communiqué. «Et pourtant, je ne connaissais d’abord pas Elisa, et nous n’avons pas du tout travaillé ensemble», s’émerveille encore aujourd’hui Hélène Becquelin. «Lorsque La Joie de Lire m’a proposé d’illustrer la pièce de cette dernière, ça a été un peu comme si je reprenais le témoin. Je n’avais pas le droit d’ajouter du texte ou de le changer, mais je pouvais en enlever. J’ai trouvé assez amusant de pouvoir décider de couper du texte d’une fille qui a gagné un prix littéraire aux États-Unis[3]!».

Simplifier au maximum

Cet exercice jouissif, la dessinatrice l’a toutefois effectué pour la bonne cause: «Le rythme du récit ne convenait pas tel quel car le dessin permet d’exprimer à lui seul beaucoup de choses, et il fallait que je coupe du texte qui aurait rendu le tout redondant. Alors j’ai fait ma punk, et j’ai cherché à simplifier systématiquement. Étant donné que j’avais quatre mois pour tout illustrer, j’ai travaillé vite, de manière presque industrielle, au rythme de deux planches et demie par jour et sur du papier cheap que je pouvais jeter sans état d’âme si le résultat ne me convenait pas. Et j’ai adoré ça: cela m’a apporté la légèreté nécessaire pour aboutir à l’essentiel, sans fioritures.» Il faut dire que l’art de la concision lui est familier, puisque, juste avant, elle avait collaboré avec le magazine Topo où elle avait déjà dû faire des choix drastiques dans les scénarios proposés: «J’ai ainsi appris à oser simplifier et couper dans du texte qui n’était pas le mien, sans en perdre le sens.»

En sus du travail d’élagage, elle a également dû apposer sa propre patte sur le récit: «La pièce de théâtre se passe à un seul endroit, sur le toit du bâtiment où habite Célestin. Mais moi, je devais créer une histoire à part entière. J’ai donc décidé d’ajouter une partie introductive, afin de mieux m’approprier le personnage principal. Et j’ai commencé par faire d’abord vivre ce dernier au bord de la mer avant de raconter son déménagement en ville, ce qui n’avait rien à voir avec le texte d’Elisa. Je craignais donc sa réaction quand je lui ai envoyé mes trente premières planches par mail. Mais elle m’a répondu qu’elle trouvait ça super, car cela lui rappelait sa propre enfance au bord de la mer!».

Une interprétation très libre

En «décalage complet» – Elisa Shua Dusapin étant alors en tournée promotionnelle aux États-Unis et Hélène en pantoufles, penchée sur sa table de travail –, les deux créatrices parviennent pourtant sans peine à communiquer et collaborer: «Je lui envoyais mes planches, elle donnait son avis. Au final, nous n’avons eu besoin d’ajouter qu’une bulle – “C’est toi qui es aveugle!” à la page 125 –, afin de rendre le récit encore plus compréhensible.» Et l’auteure laissant la dessinatrice très libre dans son interprétation, cette dernière a pu laisser fuser ses idées: «J’ai ajouté des corbeaux en ville, qui font le lien avec les mouettes du bord de mer. Et j’ai dessiné les parents, inexistants dans la pièce de théâtre. Par ailleurs, l’héroïne ressemble à ma fille. Et mon fils m’a fait remarquer à la fin que j’avais également prêté ses propres traits à Célestin, le personnage principal! C’est drôle, comme on glisse à la fois sciemment et inconsciemment des éléments personnels dans notre travail… mais mon fils a quand même dit qu’il trouvait chelou que les deux personnages qui leur ressemblent, à sa sœur et lui, se roulent une pelle à la fin!»

Si elle a accordé une attention particulière aux personnages, l’illustratrice valaisanne a en revanche préféré esquisser rapidement leur environnement: «Je travaille case par case, et étant donné que j’avais peu de temps pour tout faire, j’ai conçu des décors délibérément très simples. J’ai aussi privilégié le noir-blanc pour aller plus vite, même si on m’a ensuite proposé de mettre un peu de couleurs à la fin du livre. Tout cela accentue l’impression de flou autour de Célestin, dont on ne sait parfois pas trop s’il est aussi un fantôme, ou pas. Et cela laisse la liberté aux gens de s’approprier cette histoire de décès et de deuil par le biais de leur expérience personnelle.»

[1] Le spectacle, mis en scène par Joan Mompart et en musique par Christophe Sturzenegger, a été donné du 10 au 15 mai 2022 au Théâtre Am Stram Gram, à Genève, avec la participation de l’Orchestre de la Suisse romande.

[2] Un QR-Code donne accès à une lecture sonore de la BD avec des comédiennes et comédiens, et un accompagnement musical de l’Orchestre de la Suisse Romande.

[3] Elisa Shua Dusapin a remporté le National Book Award, dans la catégorie «littérature traduite», pour Winter in Sokcho (Hiver à Sokcho).

Source:
Véronique Kipfer, Ricochet, Institut suisse Jeunesse et Médias