C'est dans le poche!

Image
Personne lisant un livre dans une gare
© DR

Comment permettre à un livre de vivre une deuxième vie? En le publiant en collection de poche, pardi! Les éditeurs de Suisse romande multiplient les initiatives dans ce sens, pour le plus grand plaisir du public, qu’il soit amateur de romans contemporains, de classiques helvètes ou scolaire.

Printemps 2022. Joël Dicker lance à Genève sa propre maison d’édition, baptisée Rosie&Wolfe. Il ne se contente pas d’y publier son nouveau roman, L’Affaire Alaska Sanders: il réédite également ses cinq romans précédents, y compris son tout premier roman, Les derniers jours de nos pères, en format de poche. Résultat: des ventes en France pour l’année 2022 de 665'167 exemplaires et, pour la Suisse, de 21'319 exemplaires, pour des romans best-sellers dont on aurait pu penser qu’ils avaient déjà atteints leur plafond de ventes potentielles.

La même année 2022, c’est le label Florides Helvètes qui reprend depuis Lausanne le flambeau de la mythique collection Poche Suisse et ses trois cent titres du patrimoine littéraire suisse publiés dès 1978 sous l’égide de l’Age d’Homme. Ambition: une vingtaine de titres par an, mélange de classiques issus de toutes les langues nationales ainsi que d’auteurs suisses contemporains. «La réflexion de départ est d’offrir une alternative à la collection Poche Suisse, car de nombreux titres de cette fantastique collection du patrimoine littéraire de toute la Suisse n’étaient, et ne sont, plus disponibles, explique Daniel Maggetti, membre du comité éditorial et directeur du Centre des littératures en Suisse romande à l’université de Lausanne. Nous visons la diversité: en termes de langues, de représentativité hommes et femmes, d’époques. Chaque réédition est accompagnée, en sus, d’un appareil critique, d’une préface, de notes critiques.»

Du côté de Vevey, la maison d’édition Hélice Hélas publie ce printemps La Minute mongole de Nétonon Noël Ndjékéry, initialement parue en 2014 à la Cheminante et épuisé depuis, tout en annonçant sa volonté de se lancer également dans le domaine du poche. «Nous souhaitons créer une petite collection dès que nous aurons un nombre de titres suffisants, explique Alexandre Grandjean. Nous rééditerons les titres épuisés de notre catalogue qui ont bien marché, ainsi que certains titres à qui nous souhaitons donner une deuxième chance, notamment en France où nous avons désormais huit représentants au lieu d’un seul. Le public scolaire est également intéressant, notamment avec des auteures comme Marie-Jeanne Urech, qui a été en lice pour le Roman des Romands avec La Terre tremblante. Enfin, comme pour Nétonon Noël Ndjékéry qui est désormais un auteur maison, le poche permet de travailler dans une logique d’engagement par rapport à un auteur.»

La collection de poche de Rosie&Wolfe, Florides Helvètes et bientôt Hélice Hélas rejoignent deux poids lourds de l’édition de poche en Suisse romande: les éditions Zoé et les éditions de l’Aire, avec respectivement Zoé poche et l’Aire Bleue. Début 2020, à l’occasion de la parution de son 100e titre, Petite prose de Robert Walser, Zoé poche faisait peau neuve. Depuis, une cinquantaine de titre ont paru, obéissants à divers critères: «Nous éditons en poche les ouvrages qui ont bien marché en grand format, nos classiques de la littérature suisse romande et alémanique, ou alors qui sont épuisés en grand format et que nous pensons intéressant de passer en poche, explique Caroline Coutau, directrice des éditions Zoé à Genève. Il se peut aussi qu’un coup de cœur nous pousse à nous emparer, directement en format poche, d’un roman qui n’a pas paru chez Zoé à l’origine – c’était le cas l’an dernier pour La Femme de Gilles de Madeleine Bourdouxhe. L’ayant droit estimait que ce beau roman féministe intemporel dormait chez Babel, la collection poche d’Actes Sud. Chez nous, il fait désormais un joli parcours auprès du public!» Essentielle, la part des poches dans le chiffre d’affaire de la maison d’édition genevoise représente plus de 30% chaque année désormais.

À l’enseigne des éditions de l’Aire à Vevey, Michel Moret pilote sa collection de poche L’Aire bleue depuis le début des années 1990. Entre 10 et 15 titres par an représentent entre 40 et 50% de l’activité de sa maison. Une évidence: «L’Aire bleue est indispensable à notre vie quotidienne. Mais j’espère aussi aux lecteurs! Nous y publions nos classiques romands préférés, issus de nos catalogues ou pas. Parmi nos têtes d’affiches: tout Yvette Z’Graggen, tout Monique St-Hélier, des dizaines de Ramuz, mais aussi de nombreux modernes et contemporains, Corinne Desarzens, Raymond Farquet, Pierre-René Ellenberger ou les livres de jeunesse de Daniel Maggetti. Et puis de nombreux auteurs tessinois, romanches et suisses allemands de notre patrimoine, ce qui correspond à mon âme, mon aspiration. Je me bats à ma manière pour que l’Helvétie culturelle soit plus ouverte que l’Helvétie politique. Je suis allé déposer des fleurs sur la tombe de Plinio Martini à Cavergno, je me suis baladé à Sent dans la Basse Engadine en pensant à Cla Biert, je suis allé rêver dans le Toggenbourg en imaginant la vie d’artisan et de gardien de chèvres de Bräker. Avec toujours un équilibre entre ces différentes familles: cette année, nous publions par exemple à l’Aire bleue à la fois Ramuz, l’autrice romanche Cla Biert, Ellenberger, Harry Koumrouyan, Gaston Cherpillod, Uli Bräker, Yves Laplace et Jacques Chessex!»

Une deuxième vie

Donner une deuxième vie, voire ressusciter, des textes oubliés ou inconnus des lecteurs? «C’est possible, assure Daniel Maggetti! Par exemple, nous avons tenu à faire paraître rapidement les textes autobiographiques d’Anne Cuneo en Florides helvètes, notamment à destination du public français, et à Paris ces textes ont été remarqués!» «Une deuxième vie parfois, souvent même, encore plus importante qu’en grand format», confirme Caroline Coutau, qui vient ainsi de racheter les droits de Garçon Sauvage de Paolo Cognetti, titre qu’elle avait elle-même révélé au public francophone avant d’en vendre en son temps les droits à la collection 10/18. C’est dans ce but qu’en 2018, une fois les droits de Ramuz tombés dans le domaine public, elle crée une élégante, ludique et accessible Petite Bibliothèque ramuzienne, soit la réédition d’une vingtaine de titres, ou recueils de nouvelles, de l’auteur vaudois dont l’éditrice genevoise est une fervente adepte. «Je voulais absolument transmettre Ramuz au grand public français qui ne le connaît que très peu, que les libraires s’en emparent, en parlent à leurs clients. Et ça marche!

Qui dit deuxième vie dit public scolaire, enjeu majeur de ces collections de poche. «La durée de vie des textes patrimoniaux est clairement lié à leur vie dans le domaine de l’éducation», relève Daniel Maggetti. «C’est pourquoi l’accompagnement critique est important.» À l’Aire bleue, Yvette Z’Graggen bat tous les records côté diffusion scolaire. «Matthias Berg surtout, mais aussi Les Années silencieuses sont de grands succès dans les classes de français des collèges et gymnases alémaniques, confirme Michel Moret. Les questions de l’identité suisse, du féminisme, de la guerre, parlent aux enseignants autant qu’aux jeunes.» Les éditions Zoé ont développé de leur côté une vaste activité de médiation scolaire, ateliers d’écriture ou de fabrications de livres. «Ces activités nous donnent une bonne idée des thématiques appréciées tant des enseignants que des élèves. Des titres contemporains comme Le Milieu de l’horizon de Roland Buti, L’Infini livre de Noëlle Revaz ou L’œil de l’espadon d’Arthur Brügger sont ainsi fort appréciés par les adolescents. Tout comme Aline, le roman de Ramuz, pour parler des classiques!»

Ramuz: le mot clé est lancé. Ramuz, que l’on retrouve réédité en format poche autant chez Zoé qu’à l’Aire ou dans la collection Patrimoine Vivant de la maison d’édition lausannoise Plaisir de Lire. C’est ainsi sur ce terrain des classiques romands qu’une certaine concurrence peut se faire sentir. «Tout le monde a ses chances avec Aline!», se réjouit de son côté Michel Moret. «Certains noms importants du patrimoine suisse et tombés dans le domaine public comme Ramuz, Alice Rivaz, Corinna Bille ou encore Gaston Cherpillod avec son ouvrage majeur Le Chêne brûlé, peuvent susciter un certain effet de concurrence, commente Daniel Maggetti. Mais un auteur comme Ramuz a toujours été un auteur transversal. Même si une systématique éditoriale est en cours chez Zoé, il est normal pour un auteur de ce type que certains titres continuent de paraître chez d’autres éditeurs. Idem pour Catherine Colomb, que l’on va retrouver chez Zoé et Florides helvètes, tout comme Matthias Zschokke, dont on retrouve ce printemps à la fois le roman Max chez Zoé poche et Quand les nuages poursuivent les corneilles sous le label Florides helvètes: une dynamique qui peut avoir un effet stimulant pour l’auteur! Dans le patrimonial, de toute manière, aucun éditeur ne peut tout faire… Ensuite, chaque maison mène pour sa collection la politique éditoriale qui lui convient, en terme de publics visés, d’aire de diffusion, d’accompagnement critique, de communication, etc.»

De l'importance du prix et du graphisme

Au-delà de l’éditorial, deux critères jouent un rôle majeur dans le succès des collections de poche: le prix et le graphisme. Côté prix, un objectif: tenter de s’aligner sur les Folio Gallimard et autres populaire Livres de Poche produits massivement en France. Ainsi, Zoé poche essaie de ne pas aller au-delà de 12,50 francs et 10 euros en France, Florides helvètes propose ses titres à 15 francs en moyenne, pour 10 euros en moyenne également en France. Michel Moret dit «suivre le mouvement» et propose ses volumes Aire bleue à 15 francs en moyenne, voire à moins de 10 francs pour les volumes plus minces.

Côté graphisme, il suffit de se promener au rayon «livres de poche» de n’importe quelle librairie pour constater l’importance extrême de l’identité visuelle dans cette course à la nouvelle vie d’un roman. Caroline Coutau le confirme: «Nous accordons beaucoup de temps et d’attention au choix de l’image d’illustration de nos livres de poche. L’emballage compte énormément! Mais cela vaut la peine: les lecteurs adorent nos couvertures et nous le disent. Au dernier Salon du livre de Genève, nos poches sont partis à une vitesse folle!» À l’inverse, l’Aire bleue mise dès le début sur une couverture bleue unie, sans la moindre illustration. Un graphisme conçu par Frédéric Pajak que Michel Moret n’entend pas modifier. «L’identité de l’Aire bleue est heureuse ainsi. On la repère de loin, et on limite les frais. Pourquoi le bleu? Il est lié à mes souvenirs de l’encre à l’école, et puis le ciel, le lac sont bleus, et ils sont mon univers. C’est un beau bleu: le bleu du jour naissant et du jour couchant…» Florides helvètes joue sur une ligne très graphique, faite de motifs géométriques colorés tournant autour d’un cercle central. Le tout signé Laura Cocchi, la propre nièce du graphiste en charge des anciennes couvertures de la collection Poche suisse… Quant à Rosie&Wolfe, les ouvrages de Joël Dicker reprennent, de manière simple et efficace, les visuels de la version initiale, grand format, du roman.

 

 

Source:
Isabelle Falconnier, Magazine LivreSuisse n°5